Armée des ombres

On est fortes. On est fortes dedans, la rage au ventre, l’envie qui tabasse, les crocs qui saignent et les mots qui assassinent, on a l’air douces comme ça, fait bien gaffe à toi, à l’intérieur c’est Beyrouth et puis la Serbie, c’est hardcore, c’est pointu, ca balance et c’est tendu, on t’attend pas pour réfléchir, pour penser ou pour agir, on est là, on est fortes et on est grandes, on est vener et on est puissantes, on est des survivantes.

On est des dizaines, des centaines, on se reconnait au premier coup d’œil, une phrase échangée suivi, j’ai capté, pas besoin d’en dire plus, on partage pas nos histoires, on les écrit peut-être, en demie teinte entre deux lignes, si tu comprends pas oublie nous, on ressent avec ses tripes ce qu’on devine dans nos mots, si ça te parle pas t’es pas de ma bande et j’ai rien à t’expliquer, y’a des choses trop graves pour être démontrée, y’a des matières assez peu précises pour qu’elles ne s’enseignent pas, je ramasse pas les copies mais je vois bien, dans ce que tu lis ce que tu choisis, ce qui te fait vibrer et ce que tu préfères jeter, j’écris pour moi et puis pour celles qui ont choisi de continuer, de vivre, de t’emmerder, qui courent après le bonheur alors qu’il s’est déjà sauvé.

Je voudrais les prendre toute dans mes bras et embrasser leurs escarres, sucer le pus et puis le sang, dire que je comprends et que rien n’est grave, qu’on se remet de tout, que le temps fait son ouvrage, qu’on est jamais vraiment seul à porter ces trucs pourris, qu’on partage avec tout plein de meufs la même histoire, le même ressenti, la même boule dans la gorge à des dates différentes, mais je suis de celles tu vois qui ne parlent pas facilement, qui ont dans la tête des milliers de mots qui rechignent et trébuchent, qui voudraient t’apprivoiser, te consoler mais qui n’y arrivent jamais, par peur de te blesser, de trop deviner ou de trop dire, de mettre des syllabes sur une douleur trop forte et qu’ils te fassent fuir.

Je voulais juste dire que je suis là, qu’elles sont toutes là, silencieuses, marche des ombres de toutes celles de notre club particulier, pas de banderole, pas de signe extérieur de reconnaissance, on marche ensemble, en rangs désordonnés, on se disperse et on se serre, selon le vent, selon l’humeur, on ne parle pas beaucoup, on respecte les non-dits, si tu nous croises dans la rue, ne cherche pas à comprendre, y’a pas d’enquête épistémologique pour nous recenser, pas de statistiques qui puisse refléter notre appartenance au gang des effacées, un regard, le silence, tu nous reconnais peut-être, mais tu comprendras jamais, ce que c’est de vivre sans lui, ce qu’on garde à l’intérieur, les coups et puis les cris, la violence du départ et de l’anéantissement, ce que t’étais, ce que tu voudrais être, tout est mort maintenant, tu reconstruis sans cesse, mais la greffe ne prend pas, ton corps rejette la vie et ton esprit range les dossiers trop lourds pour être digérés, à force de consulter tu finiras peut-être par oublier.