Looser

Je l’ai rencontré sur Internet. C’était 1997. Des heures de conversations au téléphone, des heures de silence à s’écouter respirer, des heures où il me suppliait de bien vouloir me rencontrer. Seulement moi j’étais déja moi, un peu trop boulotte, un peu trop awkward, un peu trop en prépa, lui il sortait, il vivait, il avait des amis par milliers, la casquette Homecore vissée sur le crâné, les cheveux en bataille, j’avais pas tout dit, j’avais enlevé les détails, les grammes et les centimètres, je ne voulais pas être moi, je voulais être différente pour une fois. C’était avant les webcams et les appareils photos numériques, il fallait un scanner, on n’en avait pas, on avait juste le son de nos voix.

On avait rendez-vous sur un banc, sur les Champs-Elysées. Je l’ai vu de loin. Je crois que j’ai arrêté de penser. Que j’étais grosse et moche, complétement inadaptée. Je l’ai vu et je l’ai trouvé beau. Trop beau pour moi, trop bien habillé, trop à l’aise, assis là avec ses lunettes de soleil. Je me suis assis à côté de lui. Il m’a demandé de m’en aller. Parce qu’il attendait quelqu’un. Il m’attendait moi. Il ne pouvait pas s’imaginer que c’était moi, assise à côté de lui. Dans sa tête j’étais magnifique, jolie. Ca lui a pris quelques minutes. Pour se reprendre. Pour accepter qu’il avait passé l’été pendu au téléphone avec une grosse blonde mal maquillée, trop gauche et trop coincée dans la vraie vie, dans la réalité.

Il a fini par m’embrasser. Je ne voulais pas y croire. C’était un miracle. Peut-être qu’enfin quelqu’un voyait à travers moi. Peut-être qu’il voyait mon potentiel, peut-être qu’il croyait à la beauté intérieure, celle dont on me parlait depuis des années, celle qui vient du coeur, toutes les conneries que j’avais pu assimiler, dispensées par mes amies ou par ma mère, pour me faire croire que je pouvais être grosse et être aimée. J’étais déja sortie avec des garçons, j’avais même déja couché. Mais jamais avec ce genre de mec, jamais avec toi, David.

Bien sur il était comme les autres, peut-être juste un peu plus malin. Il avait compris qu’il pourrait tout attendre de moi. Je payais tout, je fermais les yeux, sur les retards, sur les absences, sur les autres filles. J’avais déja mon appartement, c’était pratique. Il venait me baiser en sortant de soirée, quatre heure du matin, je lui avais donné une clé. Je savais que c’était loin d’être idéal, qu’il se fouttait un peu de moi. Mais je voulais quand même l’avoir, même à mi-temps, même juste comme amant. Le garder, malgré tout, juste pour prouver aux autres que je pouvais. Que ce mec d’apparence trop parfait me désirait. Qu’il m’embrassait. Qu’il me voulait.

Un jour j’ai essayé de l’appeller. Son téléphone était coupé. La ligne n’existait plus. J’ai essayé chez sa mère, il n’était jamais là. Il m’a largué. Comme ca. En changeant de numéro de téléphone, en oubliant de me prévenir. Il a disparu. J’ai cru mourir. Je l’ai cherché partout. Je l’ai attendu devant son école. J’ai compris qu’il m’évitait. Qu’il savait que je le cherchais. J’ai arrêté. De vivre, de fumer, de manger. Je le voyais partout. J’entendais le bruit de sa clé dans la serrure la nuit. Il m’a fallu quelques mois avant de reprendre ma vie normale. J’ai déménagé.

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10 ans plus tard. Je ne l’ai pas oublié. Facebook. Touché.

Il cherche du travail, il a l’air de galérer. Chez moi ils recrutent, je lui demande de passer.

Quelques jours après, on me signale qu’il vient d’arriver. Cette fois c’est à moi de ne pas le reconnaître. Il est tassé, presque insignifiant, chauve et émacié. Juste ses yeux peut-être.