My Old Friend

Le soir quand je m’ennuie, quand j’attends trop le sommeil, j’écoute les discussions d’anonymes qui se livrent, à la radio dans mes oreilles leur coeur et leurs tripes, leurs espoirs et leurs échecs, les enfants qu’ils ont perdus et les hommes qu’elles ont aimé, la solitude qui ronronne dans le combiné, l’animatrice un peu joviale, tendance tout ira bien, je me demande souvent ce qu’il se passe quand le poste s’éteint, quand après avoir livré leurs confessions ils se retrouvent si seuls, dans le noir de leur salon, il est tard et pourtant le sommeil ne vient pas, les mots de la speakerine qui raisonnent dans leur tête, il faut aimer la vie et vous faire des amis, sortir de votre bulle et oser rencontrer l’amour, de belles paroles pour gens perdus, pour âmes esseulées, que font-ils l’instant d’après, le téléphone raccroché, la cigarette écrasée.

Il y a surtout des femmes qui appellent, des histoires de coeur ou des secrets de famille, le mari qu’on a tant aimé qui vient de mourir, les rencontres sur Internet qu’elles font sans en parler à leur famille, la peur de crever seule, de ne pas se réveiller, de servir son corps congelé aux pompiers étonnés, je suis tellement seule, je n’ai personne à qui parler, vous parler me sauve d’une folie programmée, mon chat vient de sortir, la maison craque autour de moi, j’ai peur des ombres et des recoins, malgré mon âge, je sais c’est ridicule, la chambre des enfants intacte, les patins sur le parquet, j’ai travaillé pourtant, 33 ans dans la comptabilité, jamais malade, toujours partante, mon patron m’adorait, j’ai fait de grands voyages, j’ai parcouru l’Europe, j’ai perdu mes parents et réconforté mes proches, j’étais le pillier sur lequel on se repose, celle qui prend les décisions, aujourd’hui je ne compte plus pour personne, à part mon chat peut-être, et puis le téléphone.

Elles m’émeuvent, ces petites vieilles dégoutées d’être plantée là, abandonnées et coincées dans leurs habitudes et leurs maisons briquées, je revois les quelques photos de ma grand-mère jeune fille, j’entends le crépitement du tourne-disque et dans ma tête elles se mettent à danser, la combinaison sous la jupe grise se fait robe de soirée, les bouches ridées montrent des dents ivoires, leurs yeux s’animent et leurs gestes se font plus souples, envolés les douleurs, la peur de chuter et la honte d’être gauche, elles swinguent mes grands-mères, elles s’envoient en l’air, la chanson est ancienne, le son fantomatique, l’énergie est irréelle, elles sont des boites à musique, remontées pour quelques instants, réchauffées, réanimées, elles sont pour un moment le reflet de ce qu’elles ont été.

Quand le disque est fini, que le saphir butte sur les bords cartonnés, elles se dégonflent et reprennent leurs visages trop maquillés, le rose de leurs joues, pourtant si naturel, se fige en blush forcé, les cheveux reprennent leurs plis travaillés, leurs mains creusées se croisent, leurs yeux se baissent et comptent par habitude les tâches de vieillesse, le souffle qui leur permettait de danser les brule et les fait tousser, l’odeur même de la pièce change, c’est la mort qui fait son entrée, elle danse au milieu du cercle de mes petites vieilles, elle les prend par la main et les attire au centre, se serre contre leurs corps et essaie de me les prendre, je raie le disque et remonte la mécanique, la musique repart et elles chassent le démon, elles respirent et reprennent des couleurs moins usées, elles sont vivantes encore, tant que le disque continue à tourner.