Boboland

Aujourd’hui j’avais rendez-vous à Boboland, ces quelques morceaux d’arrondissements où tu croises plus de mecs barbus que dans un meeting de bikers, les meufs sont moches et bonnes, affublées de lunettes grotesques et de bonnets poilus, ca roule en vélo hollandais, ca fume des roulées ou des light importées, c’est tellement cool et classieux d’investir des quartiers ouvriers pour se sentir exister, je les entends déja se pâmer sur l’authenticité de ce petit atelier de soudeur délicieux, découvert par hasard au fond d’une cour, ils en feront un loft pour une collocation branchée, on y écoutera Minitel Rose en tricotant des slogans engagés, on oubliera avec élégance les occupants de lieux sur dix générations qui nous vomissent dessus, ils n’ont pas été à New York, ils ne connaissent pas le rêve ultime du hipster français, riche mais dégueulasse, cultivé mais obtu, puant mais parfumé.

Y’a surtout cette nana, qui m’a roulé sur les pieds pendant que je traversais au passage clouté quelque part en bordure du Sentier, sa besace en cuir vintage, sa marinière et son air d’oie sotte, je lui aurai fort volontiers fait bouffer le portable hors de prix qu’elle se collait à l’oreille pour papoter, j’aurai aimé lui arracher ses lunettes oversized et trépigner sur les verres comme un personnage de dessin animé, cette connasse so-very-chic a oublié de s’excuser, alors comme un réflexe, j’ai chopé le panier de sa bicyclette d’un coup sec, et je l’ai laissé se vautrer, sous mes yeux amusés, au ralenti, sans comprendre ce qui se passait, toujours agrippée à son téléphone, l’écharpe en alpaga dégoulinant entre les rayons de la roue avant, elle n’a pas eu mal, elle s’est relevée, je ne suis pas si vilaine, j’étais juste énervée. J’aurai pu me contenter d’une injure, d’un mot un peu naze qu’on hurle vite fait, mais j’avais envie de crever sa bulle, de la faire sortir de son parfait petit monde de bourgeoise bohème, elle a peut être un peu écorché son jean, son Libé s’est éparpillé sur le macadam mouillé, mais je le jure, monsieur le juge, c’était pas fait exprès.

Elle a fait quelques mètres avant de remonter sur son engin, ajusté ses lunettes, mis fin à son appel, et puis l’air de rien, toujours l’air sotte pourtant, sans se retourner, ni m’insulter, ni me foutre son poing dans le nez, elle est repartie sur son chemin.

Faut dire que j’avais rendez-vous, alors j’avais mis des chaussures de filles, des ballerines avec un chat japonais dessus, tu vois le genre, la fille de presque 30 ans qui a pour souliers du dimanche les restes de son adolescence, j’avais mis mes grosses baskets qui brillent dans mon grand sac, elles refoulaient tranquillement à l’aise entre mon bouquin et mon briquet. J’aime moyen qu’on me roule sur la chatte, au sens propre comme au figuré, et puis elle tombait mal, cette dinde au jean retroussé, c’est la grève, je pouvais pas rentrer dans ma Banlieue en Velib’, alors elle a payé, pour mon énervement et puis pour la jalousie, de ne plus être à la frange de la hype, mais bien en bordure du commun, c’est tout le paradoxe de l’ex-parisienne repentie.