Toc Toc

J’ai un petit morceau de papier coincé dans l’oreille. Ca n’a l’air de rien. Mais je ne pense qu’à ça. Dans mon imagination, le papier se rétracte dans mon conduit auditif, et finit par remonter dans mon cerveau, embolie du cortex et décès immédiat. Je ne sais même plus si l’intrus est encore là. J’ai tout essayé pour le dégager : jet d’eau violent, pince à épiler, incantations voodoo, tige en métal et gel lubrifiant. J’entends encore bien pourtant, je ne souffre pas. Mais comme une rage de dent, comme un mal de dos, ni handicapant, ni fatal, le petit morceau de papier mouillé me tape sur le nerfs, me donne envie de m’arracher l’oreille pour le cramer, tout remettre à neuf là dedans, passer de l’eau de javel et faire sécher, grand ménage de printemps de mon tuyau bouché. Je m’imagine scalpel en main, tour de l’oreille dessiné au feutre gras, ambiance Nip Tuck homemade, devant la glace je n’hésite pas, la lame glisse, je gratte un peu sous la première couche de derme, l’oreille se détache et tombe dans l’évier. Mon conduit auditif est exposé, mon tympan se rétracte, j’aperçois la boule de papier froissé, pince à épiler, alcool à 90°, un dernier geste, je saigne un peu maintenant, mais ca y est, je suis enfin délivrée. C’est un peu radical peut-être, mais c’est proportionnel à mon énervement et à ma gêne. Pas de pitié pour le papier.

Plus raisonnablement, je vais sans doute finir par prendre rendez-vous chez l’ORL, qui m’engueulera vertement d’avoir osé introduire un corps étranger dans le temps sacré de mon audition parfaite, et qui me débouchera de manière hygiénique et indolore pour une somme modique mais non remboursée. En effet, se curer l’oreille à grand coup de carte de visite déchirée ne fait pas partie de mon parcours de santé habituel, je ne suis pas étonnée. Il paraît même qu’il faudrait interdire la vente libre de coton-tiges, tant sont nombreux les accidents comme le mien. La seule différence, c’est que je ne m’arrache pas l’oreille par souci de propreté, il s’agit en fait d’un TOC, un geste que j’ai du mal à empêcher. Me curer l’oreille me soigne et m’apaise, à chaque angoisse, à chaque contrariété, comme un fumeur de shit, je roule un petit morceau de carton ou de papier, et je me gratte consciencieusement les lobes et les cavités. Il m’arrive même de le faire en public, surtout dans le transports en commun, sous le regard ébahi de mes voisins. Je n’ai pas de pudeur, l’important c’est la satisfaction immédiate que je ressens dès l’introduction de l’élément contendant dans mon orifice, comme une bulle qu’on dégonfle, comme un ballon qu’on pique.

Dans ma grande bêtise, une unique satisfaction, celle de ne pas être affublée d’un TOC plus violent, pas de déformation nerveuse de mon visage, pas d’insultes à la Tourette ou de lavages de mains obsessionnels. Juste une manière de plus de me rassurer, une barrière de plus contre la peur panique, une arme supplémentaire en cas de guerre des nerfs. Ca ne m’empêche pas de me maudire intérieurement, et d’avoir envie de me gifler, de me sentir très conne avec mon putain de papier enfoncé, mais intellectuellement, c’est rassurant, ca me permet de relativiser, de me dire qu’il y a pire ailleurs, que je ne suis pas tout à fait niquée. Mais si vous me croisez aujourd’hui, je vous en supplie, un peu de pitié, ne faites pas attention si je passe mon temps à masser mon oreille ou à pencher à la tête de côté, comme un animal un peu stupide qui attend sa paté, bien sur, j’écoute ce que vous me racontez, et je suis ravie de vous croiser, j’ai juste un putain de morceau de papier qui me grignote la santé, d’ailleurs, si vous vous taisez, je l’entends presque bouger, se foutre de ma gueule, et continuer à s’enfoncer.

Shit we’re in

La foule comme une toile d’araignée mouvante. Les paroles des gens qui s’entremêlent. Leurs pensées, leurs histoires, sortent de leurs crânes comme des nuages de bruit. Je me sens polluée par le bruit des autres, par leurs regards, par leurs nuages. Je ne sors plus sans casque sur les oreilles, ma seule arme de défense contre ces milliers de sons, ces centaines de voix, ces informations que je ne peux pas enregistrer, que je ne veux pas comprendre. Ma tête explose d’imaginer leurs histoires, de questions, de devinettes idiotes que j’invente, pourquoi l’homme du rayon thé-café-petit-déjeuner a-t-il décide de mettre ces chaussures ce matin, pourquoi la caissière porte-t-elle toujours ce rouge à lèvres si agressif, qui a touché ce sac en plastique avant qu’il n’arrive dans ma main, par où est-il passé, quelle histoire de quel ouvrier, quelle usine et quelle matière, quelle chaîne, comment rentre-t-il chez lui après son service, quelle langue parle-t-il. Je lutte contre ces milliers de questions qui me brulent derrière les yeux, qui m’empêchent de choisir entre les oranges et les mandarines, parce qu’en lisant les prix et les panneaux, parce qu’en remplissant ce sac en plastique dont je ne sais rien, d’autres questions arrivent, lancinantes, pénibles.

Je voudrais tout savoir. En permanence. Pour un trajet en voiture, le plus banal qui soit, je sais où sont les aires de repos sur l’autoroute, je sais où sont les stations essences, je sais où sont les hôpitaux les plus proches sur le chemin, je connais les prévisions météorologiques, j’emporte à boire, à manger, à lire, à jouer, à dormir, à broder, mon sac est lourd de mes angoisses, précautions accumulées dans des pochettes rangées par ordre de priorité, pour survivre, pour soigner, pour se distraire, pour aller bien. D’abord s’assurer que tout se passera bien, que tout les paramètres  contrôlables sont étudiés, itinéraire bis, sortie de secours, ne pas se laisser enfermer, ne pas être victime, avoir toutes les données en main, ne rien lâcher. Ne rien remettre à la chance, tout calculer, tout compter, les kilomètres restant, ceux déjà parcourus, le pourcentage de réussite de la mission, les possibilités d’échecs. Et puis tout foutre en l’air parce qu’on va mourir. Et qu’on ne peut rien faire d’autre que de pleurer. Parce que toutes mes précautions sont vaines contre la mort, contre la décrépitude, contre mon coeur qui s’emballe et mon cerveau qui tourne trop vite pour s’attacher à une idée autre que celle de partir.

Je compte, je calcule, je lis, je coche, je liste, je range, je lave. Tout va bien se passer. Je ne veux pas mourir. Alors je m’organise. Comme une fourmi éléphant. Comme une pauvre folle, le rocher et sa pente. Je pose des questions sans réponses. Je mets en place des stratégies d’évitement de la mort, je lance les paris. Si je ne fume pas aujourd’hui, c’est sur, je suis épargnée. Si je réussis à traverser avant que le feu ne passe à l’orange, c’est sur, je vais vivre. Je suis fatiguée de ne pas vouloir mourir. Je suis fatiguée d’essayer de vivre. La marge grise entre ces deux états, voilà mon seul répit. Le moment où mes oreilles arrêtent de siffler, où mes mains arrêtent de ses serrer, ma mâchoire se libère, la pierre dans ma gorge semble fondre, quelques heures grappillées à mon obsession moribonde, quelques heures de réelle sérénité. Dans quelques jours, ces heures seront plus longues, l’air sera plus clair, j’avance vers la lumière, celle du bout du tunnel, ce trou lumineux dans lequel se perdent les comateux.

Miroir

Des heures à s’engueuler, à se foutre sur la gueule, les arguments censés d’abord, les stupides ensuite, quand t’as plus rien à dire et que tu t’attaches aux détails, du fond ou de la forme, après tout quel intérêt, l’important c’est de s’imposer, joute  verbale, masturbation de ta langue passant sur tes lèvres entre deux salves, je te regarde parler, ca m’amuse plutôt, t’es comme un animal enfermé dans une cage transparente, t’es tout énervé, tu tournes en rond, je me tais, je te laisse parler, c’est ma technique de base pour parer aux agités. Tu te mords la queue, tu finis par monter le ton, juste assez pour que je finisse de te juger, t’as  beau faire de jolies phrases, mettre le ton, tu me feras pas bouger, j’ai le cul assez lourd pour que tu ne me fasses pas glisser,mais j’ai la tête assez dure pour m’empêcher de mollir, pour me convaincre faut mettre le paquet, je sais qui je suis, je supporte mon reflet.

Je pense souvent qu’on réglerait bien des soucis d’egos en appliquant une recette simple : enfermer une journée entière dans une cellule aux murs couverts de miroirs. A poil, sans rien d’autre que sa peau sur son os, une lumière unique qui se dandine au plafonnier, 24 heures à se regarder dans les yeux, dans les plis et dans les pores, une journée sans rien d’autre son propre corps à observer, sans autre échelle de valeur que la notre, sans comparaison possible, sans regard de l’autre. On construit sa personnalité dans l’opposition aux autres, on se révèle comme un négatif dans un bain chimique, mais pour un jour entier, consacrer ses yeux et son cerveau aux détails de nos corps, aux cicatrices et aux ongles, se souvenir de notre corps d’enfant, prendre le temps d’apprécier les choses qu’on pense faciles, ta poitrine qui se soulève, ton genou qui se plie, habiter son corps articulé, retrouver un sens de l’humilité devant la machine, un sens de la réalité dans son reflet.

Dans le miroir, mes pieds calleux, trop secs, assez larges pour me porter, jamais blessés, jamais fatigués, mes chevilles, fragiles, os saillant, un des seuls peut-être de mon corps entier, mes mollets trop musclés. Mes genoux, un peu en dedans, canard  inverti, plus haut, la peau trop blanche, la peau d’orange, mes cuisses, larges et massives, mon ventre, mou, changeant, contrarié, cicatrice de brulure à gauche du nombril, comme un rond de cendre qui refuse de s’effacer, premier bourrelet, celui que j’aime le moins, celui qui prend la température de mon humeur, de mes compulsions, second bourrelet, plus discret, pointu sur le devant, comme si il voulait s’échapper, ma poitrine, trop fière, trop ronde, avant-bras dodus, chair collée à mes côtés, épaules, cou, visage, rien à signaler. Derrière, mon dos qui se plie en creux et en déliés, la chair qui déborde, rien de saillant, colonne vértebrale détectable au toucher seulement, fesses anonymes, j’ai du mal à les apprivoiser, difficile de me contorsionner pour les voir en entier. Dans le miroir, rien qui ne me fasse gerber. Rien qui ne me donne envie d’applaudir. Juste moi. Et ca me va.

Marilou

Marilou sous la neige de l’écran aux reflets verts-bleutés, toutes des Marilou, le désir au bout du clavier. L’ennui d’abord, l’envie ensuite, se perdre quelques heures dans le rien d’une discussion trop jolie pour être vraie, retrouver dans l’autre parce qu’on l’a décidé les mêmes références, le même humour, les mêmes envies, se projeter. Pas de mensonge, pas de vérité, juste le flou permis par la distance entre nos sens et le clavier, l’espace-temps n’est plus un critère, il disparaît devant la volonté de se laisser aller, de séduire et de se laisser faire, Marilou oublie qu’elle habite seule, qu’elle est prise ou qu’elle est en jogging sur son canapé. Elle glousse derrière sa machine, les mots glissent, tout devient facile, comme si on se connaissait, comme si toute la nuit nous appartenait, le sommeil viendra demain, ce soir elle existe, elle fait semblant au moins, elle sait qu’au matin, elle aura presque oublié.

Marilou sait qu’elle est une image, un mur nu sur lequel il projette son envie, elle peut être laide, elle peut être bête, ca n’a pas d’importance, l’important c’est qu’elle se donne et qu’elle se laisse approcher, ce soir il n’y a pas de victime, pas de chasseur, juste un jeu, celui qui voudrait bien, celle qui fait semblant de se refuser, celui qui propose, celle qui lui laisse croire qu’elle est innocente, presque choquée. Debout Marilou, quitte tes fringues pourries, prend une douche, fais toi belle, il arrive, dans quelques minutes, l’inconnu de l’écran sera là, elle est à prendre, il n’aura pas besoin de parler. Prendre l’air détachée, un débardeur noir un peu long, son soutien-gorge des grandes occasions, ébouriffer ses cheveux, avoir l’air détendue, habituée, remettre un peu de noir sur ces cils, de rose sur ses joues, se demander si elle ouvre déjà la porte pour l’attendre à genou. Elle tremble tout de même un peu, la peur du fou, légende urbaine de ses nuits virtuelles, mais surtout à l’idée qu’il puisse ne pas venir, décider qu’elle n’est pas assez désirable, peur de ne pas le faire bander assez, peur d’être décue, peur de ne pas être à la hauteur du menu qu’elle lui a annoncé.

L’interphone déja, quelques mots qu’elle n’entend pas, elle le laisse rentrer, ouvre sa porte, va se placer à genou au pied du canapé, dos à la porte, comme il l’a demandé. Elle entend ses pas dans l’escalier, elle compte les étages, palier par palier, il est vif, son pas est léger, sa tête commence à tourner. Elle baisse les yeux, se concentre sur le parquet, compte les noeuds et lignes du bois vieilli, la porte s’ouvre, pas un mot, deux mains se posent sur ses yeux, une bouche se colle à son cou, l’odeur de son parfum, quelque chose de commun, épicée et masculine, presque trop, ca lui pique le nez, elle manque d’éternuer, il lui demande de garder les yeux fermés, les mains descendent sur ses seins, sous son débardeur, elles cherchent son téton, elles s’agrippent et le tordent, Marilou se cambre, se tord et gémis, elle l’a voulu, elle n’a rien à dire, elle a promis. Ce soir elle se donne, salope, salope, salope, c’est tout ce qu’elle veut entendre, c’est tout ce qu’elle cherchait, le bruit des claquements de ses mains sur ses fesses rougies, l’appel d’air de sa queue qui vient la chercher, toujours plus profond, sans un mot, sans rien dire, elle s’empêche presque de crier.

Il a joui sur son visage, elle n’a pas ouvert les yeux. Elle a attendu que la porte d’entrée de l’immeuble claque pour se relever. Ses jambes sont vidées, elle s’appuie au mur du couloir de l’entrée. Elle s’assoit dans la baignoire, elle laisse l’eau couler.

La Voisine 2/3

Je n’ai jamais aimé cette maison. Ni son jardin, ni son muret, ni sa cuisine, ni même ma chambre de petite fille. Trop loin de l’école, mais trop proche de l’arrêt de bus, trop petite pour être riche, trop grande pour se plaindre, deux parents sur le papier, un et demi dans la réalité. Je déteste être née dans la maternité toute proche, je ne peux plus voir ma chambre d’enfant, je ne peux plus regarder notre rue sans revoir l’ambulance qui a emporté mon père. Tout est gris et sale, les voisins sont des cons, le maire est un abruti, même les éboueurs semblent me provoquer sans cesse, avec leurs demandes incessantes de tri et d’étrennes. Le pire, c’est peut-être de vivre au milieu de tous ces souvenirs, de tous ces objets que ma mère a accumulé pendant son mariage, toute la baraque en est remplie, des peluches, des objets publicitaires, des collections stupides de timbres, de fèves, de poupées, des meubles en rotin grignotés par les chats, des plantes en plastique, des photos jaunies et laides de personnes que je ne connais pas, des albums entiers de repas de famille, de communions, de baptêmes, des tonnes de merdes inutiles avec lesquelles je me bats chaque jour, à coup de grands sacs poubelles pour gravier, j’ai l’impression d’être toute seule face à une coulée de boue, à chaque fois que j’ouvre un tiroir, j’ai envie de pleurer, tout est plein, tout étouffe, tout est mort là dedans, sans que j’arrive à en venir à bout. Chaque fois que les encombrants passent pourtant, c’est comme un sacerdoce, j’ai l’impression de dire la messe, c’est tout un accoutrement, le tablier de jardin de mon père, les gants à boutures de ma mère, j’enfonce mes bras dans le magma de la cave et j’en tire des meubles, des objets, des lambes, des caisses que je n’ouvre même plus, de peur de trouver quelque chose à sauver, à garder, et que tout recommence, que tout s’accumule, que rien ne disparaisse jamais. Ceci est une lampe de chevet, ceci est une amphore Made In China, livrés pour vous éboueurs, pour ma délivrance, pour le salut de mon moral qui n’en finit plus de me vomir dedans tellement il n’en peut plus.

Pourquoi je reste ? C’est la question que me posent mes collègues. Qu’est ce que je ferai de mieux ailleurs ? Ici au moins, j’ai une maison, un abri, aussi détestable qu’il me soit. Ailleurs je ne connais pas. Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement sociable. Je n’ai pas vraiment d’amis. Ma vie c’est mon travail, j’ai bien réussi. Le week-end, je reste souvent à la maison, je vais faire les courses, j’essaie de m’aérer quelques heures au centre commercial d’à côté, je dors beaucoup, je lis, j’essaie même de peindre ces temps-ci. Je sais que j’ai des travaux à faire dans cette bicoque qui fuit tout ce qu’elle peut, des combles aux fenêtres, tout pourrit lentement, tout s’abîme, tout sent le vieux. Je n’arrive pas à me décider. Je ne sais pas par où commencer. Je me suis construit comme un terrier à l’intérieur d’une vieille boîte ouatée, je me fais l’effet d’un rongeur, ma chambre c’est mon nid, la seule pièce chauffée de toute la maisonnée, la seule que j’aie réussie à vider et à ranger aussi. Dans le salon, j’entasse les cartons d’objets ou de vêtements à donner ou à jeter, le canapé en velours vert de mes parents est recouvert de mon courrier, je le jette là après l’avoir ouvert, c’est ma manière de le classer. J’ai remonté la télévision dans ma chambre, je mange devant, la cuisine est bien trop froide pour que je puisse m’y installer. Et puis je déteste cuisiner, dès que j’allume le four, je revois ma mère et ses gratins trop liquides du dimanche pour le déjeuner, j’ai des odeurs de chou-fleurs et de brocolis qui me remplissent les narines, je tape dans les échantillons d’Imodium du boulot pour éviter de vomir. Ma vie se résume au quatre murs de ma chambre, j’ai repeint en blanc sur le papier peint avec les chevaux de mon adolescence, et quand j’allume ma petite lampe de chevet pour lire la nuit, j’aperçois encore les crinières en relief et les sabots noirs sous le blanc monocouche, ils m’empêchent de m’endormir, j’ai l’impression qu’ils bougent.

Tout ce que je voulais, c’est être différente de mes parents. Je ne voulais pas faire un boulot d’abruti toute ma vie, comme mon père, ou rester à la maison à faire la potiche, comme ma mère. Je voulais une carrière. Je voulais partir d’ici. Je voulais avoir une raison de me lever le matin, je rêvais d’avoir une petite sacoche en cuir, avec des stylos bien rangés, des tickets restaurants, des collègues, un vrai métier. J’ai jamais bien su ce que j’avais vraiment envie de faire, je suis bien tombée, j’ai appris sur le tas, je me suis débrouillée. Je pars tous les matins avec une liste de médecins à rencontrer, à séduire, pour qu’ils fourguent un maximum de cachets à leurs vieux patients séniles, aux jeunes mamans inquiètes, aux adolescents déprimés. Je suis vendeuse de drogues, il n’y a pas de sot métier. J’ai ma sacoche en cuir, et un coffre rempli de médicaments gratuits à distribuer, de post-its en forme de gélules, de stylos suppositoires, et autres gimmicks médicaux destinés à faire sourire le généraliste croulant du village d’à côté. Je passe ma vie dans les salles d’attentes, à regarder les gens se moucher, tousser, s’endormir, râler. Je connais par coeur les magazines de décoration, les Voici et les Paris Match, je suis incollable sur une dizaine d’année. Je connais par coeur les praticiens, aussi, ceux qui voudraient bien se faire inviter à bouffer gratuit dans un congrés huppé, ceux qui voudraient bien que je les suce entre deux patients, ceux qui sont plus conciliants quand je mets un décolleté. Je fais avec, je n’ai pas de pudeur, et personne à qui rapporter une possible infidélité. Je suis une vieille fille, comme ma mère l’avait prédit. Elle n’avait pas tout vu, la pauvre si elle savait, ce qui se passe la nuit, dans sa chambre désaffectée.

Musique, moeurs, et mon cul

Il y a des ces chansons, de ces albums, que j’écoute systématiquement aux mêmes moments de ma vie. Des sons qui correspondent à des états d’âmes, ces ressentis flottants qui encombrent mon crâne, ces boucles d’images d’avant qui tournent sans suite et sans but précis, j’ai la nostalgie cinématographique, je sublime ce qui a été en 24 images à la seconde, avec toujours une BO bien précise, la même depuis plus de dix ans maintenant, les prises et les angles peuvent changer, l’humeur reste intacte, l’amertume et puis le temps qui passe, la tristesse et l’ironie d’avoir été. C’est paradoxalement quand je suis le plus calme que ces instants de grâce teintée de gris arrivent, comme si je leurs laissais le droit de venir m’habiter, comme si j’étais prête à revoir, à entendre à nouveau, à accepter. Pas d’angoisse particulière, pas de mal-être, juste un constat, celui de ne contrôler ni le temps ni les gens, souvent même un sourire, devant les situations absurdes qui me reviennent peu à peu.

J’ai longtemps été une groupie dévouée, je pensais réellement que Bjork faisait la BO de ma vie, comme si elle savait, comme si elle pouvait deviner ce que je ressentais. A chaque album découvert, à chaque live écouté, je me disais qu’elle avait encore tout compris, qu’elle devait être un genre d’être mystique, qu’elle en savait trop, que ce n’était pas possible. J’ai longtemps refusé de l’écouter en dehors de l’espace privilégié de mes deux écouteurs, je ne savais pas partager, je ne voulais pas la partager, c’était trop intime, trop violent, trop sacré. Une relation si profonde à sa musique et à sa voix que je pleure encore, par automatisme peut-être, quand je me replonge dans certains albums, quand je sens monter en puissance les basses et les rythmes derrière sa voix qui finit de se briser, c’est comme si je synchronisais mes émotions sur la vibration unique de ses cordes vocales, je sais c’est absurde, et puis Bjork c’est tellement mainstream, je m’en fous, je la garde pour moi. Je ne connais pas la musique, je ne sais pas l’analyser de manière technique. Je fais de ses chansons mes clips préfères, je leur colle à jamais des visages et des instants que je n’oublierai pas, qui continueront à me visiter à chaque fois, mémo-techniques de l’oreille pour caboche abimée.

Et puis il y a eu le reggae. Ouais le reggae mec, la musique avec deux accords et trois mecs défoncés. Je sortais de prépa, arrivée à la fac, je tombe sur une bande de mecs fous de reggae, de ragga, de ska, on écoute que ca, je suis influençable, je m’y mets, et puis ca devient un peu moi, j’ai jamais voulu avoir de petites nattes, j’ai jamais porté de bonnet de rasta, j’ai juste appris à aimer les bons riddims, le reggae me calmait et m’énervait, les dubs qui durent des heures et les paroles qui énervent ton nerf de contestataire, y’a à boire et à manger dans cette culture malmenée, on roule sur la dalle du premier étage de Tolbiac en regardant les étudiants sérieux se pointer, on passe des week-ends en forêt, on se croit roots, on ne mange plus de viande, on essaie d’être irie, en paix avec le monde et avec nous même, non violents, anti-racistes, on se frite avec les punks qui descendent dans les catacombes, et puis on fini par se rouler des pelles, finalement on est pareils.

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La lutte finale

Partout, partout, partout, sur les sites féminins écrits par des pigistes qui rotent de la bière, dans les féminins papiers servis par des industriels de la mode et de la beauté, sur les blogs d’échangistes débutants et de mélangistes distingués, partout la même course à l’orgasme, les mêmes signes à identifier pour savoir si votre partenaire a pris son pied, la langue froide, les doigts de pieds recourbés, les gémissements et la respiration, les spasmes vaginaux et les exercices du périnée, questionnaire à choix multiple pour une obsession unique, jouir et faire jouir, avec des instruments, avec ses doigts, en parlant ou en baisant, mais faire jouir à tout prix, monter sur le podium de l’amant le plus gradé, se donner de la peine, faire des expériences, se concentrer, se renseigner, étudier sa proie et ne pas la relâcher avant qu’elle ne crie sa joie suprême, son bonheur total, son abandon sous caresses parfaitement maîtrisées. Certains ne s’en cachent pas, ils servent la même technique approuvée par une béta-testeuse à toutes leurs partenaires : cunnilingus sous forme d’alphabet, pince de crabe avec rotation du poignet, alternance savante de mouvements giratoires et de pénétrations endiablées. Le même menu, dans le même ordre, avec chaque nana, la procédure reste la même, de peur de sortir du chemin pavé de cyprine qui l’emmènera vers la reconnaissance ultime, le big O de sa victime. Technicien du cul, tu me fais sourire.

Jouir, c’est bien. C’est même nécessaire. Biologiquement, cela libérerait tout un tas de substances bénéfiques, des molécules qui font sourire, des fluides qui lubrifient l’humeur. Et plus simplement, ca fait du bien. Ca relâche les muscles après une tension, ca fait du chaud dedans, ca monte sans s’arrêter, je ne vais pas faire une description imagée de mes orgasmes, on sait tous ce que ca fait, ou plutôt, on a chacun notre manière de se laisser emporter, de se laisser vibrer à ce moment précis. Contrairement à ce que l’industrie du sexe voudrait nous faire croire, on peut le faire en silence, dans un murmure, sans rien exprimer d’autre qu’une respiration légèrement modifiée. On peut jouir sans se toucher, on peut jouir seule ou mal accompagnée. Finalement, pour quelqu’un qui connaît son corps, jouir, c’est facile. Laissez moi seule pendant 180 secondes et je peux y arriver, pas d’objets nécessaires, ni même de partenaires. Je suis physiquement certaine de ce qui va fonctionner, je connais la physiologie de mon orgasme, et le chemin le plus court pour y arriver. Je ne suis pas thérapeute des gonades, mais si j’avais un conseil à donner à toutes me soeurs frustrées de ne pas jouir, ce serait d’abord d’apprendre à s’en donner seule, comme une grande, sans rien attendre de personne. Une fois débarrassée de l’aspect technique du geste, c’est à mon sens seulement à ce moment que commencent les choses sérieuses : le meilleur moyen d’y arriver.

Beaucoup d’hommes pensent qu’il est castrateur pour une femme de se faire jouir seule. Ils pensent que leur masculinité et que leurs divins appendices sont les seuls à posséder ce pouvoir unique. Ils veulent se sentir responsables de notre plaisir, de nos ressentis, de notre sexualité. Ils « donnent » des orgasmes comme on distribue des cadeaux à Noel ou des bons points à l’école. Combien d’amants à la petite semaine sont très fiers d’annoncer à leurs potes qu’ils « ont fait jouir 3 fois de suite » leur copine, ou qu’elle a « gueulé comme jamais » ? Ils sont très loin de la vérité, ces petits Roccos au rabais, plus proches des lapins Duracel que de gourous du tantrisme dans la réalité. Je persiste à penser qu’on ne fait pas jouir une femme qui n’a pas décidé de vous offrir ce plaisir. Qu’on ne donne pas d’orgasme à l’autre, mais qu’on reçoit au contraire ce qu’il veut bien nous donner. En tant que femme, je m’autorise à me laisser jouir avec un partenaire qui le mérite, non pas parce qu’il aura déployé toute l’étendue technique de ces capacités, me retournant sans cesse dans des positions impossibles et me couvrant de cadeaux vibrants et colorés, mais parce qu’il aura su provoquer en moi l’envie de me laisser m’y abandonner. C’est en prenant le contrôle de ma sexualité, et en décidant, de manière consciente ou tout à fait par hasard, que je suis prête à donner le droit à un homme de me donner de plaisir, que j’ai découvert à quel point l’orgasme pouvait être plus fort, plus profond, plus long et plus entier. Le processus peut sembler trop pénible, je l’explique sans doute peu clairement, mais la décision se prend en  moins d’une seconde, toutes les raisons sont bonnes pour se laisser aller. Si je n’ai besoin de personne pour avoir un orgasme, je prends beaucoup de plaisir à laisser mon partenaire m’en donner.

La voisine – Partie 1 /3

C’est une maison comme toutes les autres. Crépi gris, un étage. Au rez-de-chaussée, la cuisine et le salon, une porte donne vers le jardin, la pelouse est fatiguée, comme brûlée par le soleil et le désherbant. A l’étage, deux chambres, une salle de bain au carrelage bleu, frise marine et porte-savon en forme de dauphin. Les papiers peints sont marrons et oranges, fleuris et colorés, les portes grincent, la cuisine en formica tendance rustique tient bon, malgré les années. Une maison d’une ville moyenne, quelque part en France, avec ses deux marches en béton et son allée en gravillon pour se garer. Le facteur fait sa tournée en voiture, il laisse les catalogues et les factures sur le paillasson, juste devant la porte, personne ne répond quand il sonne pour un recommandé. Le lendemain, les courriers ont disparus. La maison est habitée.

Les voisins connaissent bien celle qui vit à l’intérieur. Elle est née ici, la maison appartenait à ses parents, le père est mort il y a longtemps, un accident cardiaque, réanimé par les pompiers dans le camion juste devant leurs yeux, ca avait fait parler. On n’a plus vu la mère trop souvent après ca, seulement quelques fois, croisée à la banque ou chez le boucher, et puis un jour, la fille a dit qu’elle était partie dans le Sud, prendre sa retraite dans un petit appartement près de la mer. Depuis, la fille habite seule, on la voit partir très tôt le matin, toujours à la même heure, son sac à main et sa gamelle sous le bras, et puis rentrer, le sac en plastique du déjeuner vide et plié coincé sous l’aisselle pendant qu’elle cherche ses clés. Une vieille fille, voilà ce qu’on pense d’elle dans le quartier, une sauvage, qui préfère aller faire ses courses au grand supermarché plutôt que de croiser des têtes connues dans les petits commerces de son quartier. Pas bruyante, pas gênante, toujours bien mise, réglée comme un coucou suisse, pas le genre à faire des histoires aux petits qui font du vélo dans la rue le week-end ou à gueuler pour une histoire de poubelles. Une bonne voisine, juste pas bien causante, mais qui a vraiment le temps ou l’envie de parler à des inconnus ces temps-ci ?

La seule chose qui change chez la voisine, c’est la couleur de ses cheveux, comme une manie de ne jamais vouloir être la même. Elle les porte courts, très courts parfois, mais toujours méchés de blond, de rouge, de violine, de blanc ou même de bleu. Tous les trois mois, c’est l’événement quand on la voit rentrer le samedi après-midi de sa virée au salon de beauté. On se demande ce qu’elle aura décidé, quelle fantaisie elle aura bien pu apporter à son existence si rangée. On la trouve bien un peu décalée, avec son éternel tailleur pantalon des jours de semaine, son jean et son pull en maille noir du week-end, d’apporter un tel soin à quelque chose de si féminin. Ce qui compte, c’est qu’elle continue à être aussi discrète et à ne pas déranger. Elle peut bien continuer à se peindre en vert si ca l’amuse, ca fera juste un peu jaser. Quand elle ferme son coffre de voiture chaque matin, avant de démarrer, elle jette un coup d’oeil en arrière, vers la maison, pour s’assurer que tout est en ordre, que rien n’a bougé. Et puis je la regarde ouvrir la porte, s’asseoir derrière le volant, ajuster sa ceinture de sécurité, et démarrer. C’est bien pratique, ce départ si bien réglé, ca me permet de savoir qu’il faut réveiller mes petits pour l’école, ca m’évite de perdre du temps et de trainer.

Mon mari dit que je ne devrais pas l’observer. Il a raison, je sais. C’est juste que je ne fais pas grand chose de mes journées ces derniers temps. Avec les deux petits, j’étais très occupée. Maintenant qu’ils sont à l’école, entre 9h et 16h30, je n’ai pas grand chose à penser. Bien sur, il y a la maison, et il y a toujours quelque chose à faire quand on est propriétaire, on me l’a assez répété. Je passe beaucoup de temps sur Internet, sur des forums de jeunes mamans, sur des sites de concours ou de jeux, j’essaie de gagner un lot, quelque chose d’important, un voyage ou une somme d’argent. Ca lui claquerait la gueule, à l’autre, de voir que moi aussi je peux rapporter quelque chose à la famille, que je ne suis pas tout à fait inutile. Et puis ce n’est pas de ma faute, c’est le lotissement qui est mal fait, j’ai ma voisine juste en face, le vis à vis est incroyable. Ce n’est pas vraiment comme si je l’espionnais. Je me demande juste pourquoi elle n’ouvre jamais les volets roulants de la chambre du premier. Ca doit être bien triste à l’intérieur, sans lumière. Chez nous on a ouvert, on a fait une baie vitrée, pour avoir le soleil toute la journée, pour profiter. Sa chambre à elle est aérée chaque dimanche matin, elle sort même la couette et les oreillers sur le rebord, comme pour les faire sécher.

L’école est juste à côté, alors quand je rentre à pieds avec les deux petits, j’en profite pour comparer nos maisons. C’est ça les constructions modernes, ca perd un peu de charme, elles se ressemblent toutes. On a fait des efforts pourtant pour se démarquer, j’ai bordé notre allée de buissons, ca donne un certain cachet, j’ai même fait poser une boîte aux lettres juste devant, avec notre nom en grand. Notre crépi n’est plus gris depuis quelques années, on a choisi un rose pale, ca met un peu de gaieté. Avec la véranda et la baie vitrée, je suis fière de moi, quand je me poste sur le trottoir entre sa maison et la notre, le choix est vite fait. La voisine ne semble pas tellement se préoccuper de son bien, j’ai l’impression que les ardoises de son toit commencent à s’envoler. Il faudrait que je lui en parle, à l’occasion, si je pouvais la croiser. Ca me donnerait un moyen d’ouvrir la conversation, peut-être qu’on finirait par discuter. Elle pourrait venir boire un café quand elle rentre du travail, à 17h30, l’autre n’est pas encore là, les petits sont occupés, ca me ferait une distraction, une adulte à qui parler. J’en ai marre d’entendre la radio ou les dessins animés toute la journée, j’ai l’impression de devenir chèvre, avec cette Dora qui répète sans cesse les mêmes phrases idiotes, et les petits qui ne se lassent jamais de recommencer.

Elle doit être bien triste. Je ne sais pas comment elle fait. J’ai jamais voulu être seule, même quand j’étais petite, je dormais dans le lit de ma soeur, je ne voulais pas m’en séparer. Au collège et au lycée, j’étais toujours dans une bande, et puis j’ai toujours eu un gars avec qui me coller. Quand je me suis mariée, je travaillais encore, et là aussi, j’étais toujours fourrée avec les collègues, à la pause déjeuner ou le week-end, on se faisait des sorties, on allait boire des verres, une fois même, on est tous partis à Disney pour deux jours, on a fait la fête comme jamais. Quand je suis tombée enceinte du premier, j’ai vite du arrêter, j’avais un hématome à l’intérieur, il y avait un risque pour le bébé, on m’a mise en arrêt. Je n’y suis jamais retournée. J’avais pas le courage de laisser mon petit, et puis j’étais fatiguée, je n’avais pas envie. Le deuxième est arrivé un an après, et avec la grossesse, le congés maternité, l’allaitement, l’autre qui grandissait, on en a jamais vraiment reparlé. Au départ, j’allais voir les anciens collègues de temps en temps, pour leur montrer les enfants, et puis au bout d’un moment, je me suis rendue compte qu’ils partaient tous, que je ne connaissais plus vraiment l’équipe, ca m’a mis une claque, je n’y suis plus retournée. Je leur parle encore au téléphone de temps en temps, on s’envoie des photos sur Facebook, on se reverra surement.

La voisine n’y est pas, sur Facebook, justement, j’ai cherché. Tout le monde y est pourtant, même ma mère, elle dit que ca lui permet de regarder les photos de ses petits enfants. Mon frère vit à Brest maintenant, c’est vrai que ca fait loin pour le week-end, alors c’est pratique. Quand j’entre le nom de la voisine sur Google, il n’y a pas grand chose non plus, juste un lien vers la page de son entreprise, elle est visiteuse médicale pour un laboratoire, il y a même sa photo, elle avait les cheveux auburns à l’époque, elle a beaucoup changé. Ca doit faire plus de quinze ans qu’elle fait le même métier, la photo doit dater de ses débuts, elle a l’air aimable, ses traits sont lisses, reposés, elle sourit même un peu, comme si elle avait peur de montrer ses dents, comme si elle se contenait. Elle ne se ressemble plus tellement. Parfois je ne me reconnais plus non plus, c’est les grossesses peut-être, j’ai changé, mon visage me semble plus plat, mon ventre est distendu, mes seins sont tombés. Mon mari me dit qu’on pourrait faire une carte de France sur mon abdomen, tellement j’ai de vergetures, ca le fait rire. Je ne sais pas comment je ferai pour le troisième, peut-être que je demanderai à ce qu’on me refasse le ventre juste après.

Quand on est arrivés dans cette maison, j’ai eu du mal à m’habituer au quartier. J’ai grandi à la campagne, je n’avais jamais fait attention aux problèmes des gens de la ville. Chez moi les poubelles passaient une fois par semaine, on ne pouvait pas se tromper. Ici, il y a un calendrier, pour les petits et les gros objets, pour le verre, pour le recyclé, pour le papier, pour les poubelles d’ordures ménagères, on a trois poubelles et on passe notre vie à consulter la liste des objets autorisés. Chaque premier mardi du mois, pour les encombrants, la voisine s’en donne à coeur joie. On dirait qu’elle vide sa maison, de la cave au plafond. Des valises défoncées, des meubles en pins, des commodes, un frigo, des vieilles lampes cassées, il y en a pour tous les goûts sur son bout de trottoir. Elle sort tout ca avec des gants de jardins, comme si c’était sale ou pourri, mais souvent je vois des gens qui viennent fouiller et qui repartent avec des planches ou des objets entiers. Je me dis qu’elle doit en avoir assez de l’intérieur décoré par ses parents, elle a raison, il faut évoluer. Je me demande quand elle va se décider à remplacer tout ce mobilier, à force de jeter, elle doit avoir de l’écho dans sa salle à manger. J’aimerai bien tout changer chez moi aussi, mais on est encore à crédit sur le canapé et le buffet, ca attendra un peu, le temps d’amortir les mensualités.

Ce qui m’étonne le plus, c’est que personne ne vient jamais la visiter. Jamais une voiture supplémentaire dans son allée. Jamais de bruits de rires, de musique, de groupes qui arrivent à l’heure du diner. Cet hiver, la trace unique de ses pas s’est incrustée dans la neige, je ne voyais plus que ca. Même le facteur ne montait plus chez elle, à cause du verglas. Juste ses pas, qu’elle retraçait chaque matin et chaque soir à l’identique, creusant un peu plus l’empreinte, sans jamais sortir de la trace. J’avais peur pour elle, j’avais presque envie de pleurer, je pensais à elle, toute seule la nuit, peut-être malade ou prise d’un malaise, sans personne pour la secourir. Pendant les tempêtes, ca m’empêche presque de dormir, je lutte contre moi même pour ne pas rester toute la nuit collée à la fenêtre, en attendant un signe de vie, une lumière qui s’allume ou un volet qui se lève. Je ne suis rassurée qu’au matin, quand je la vois sortir sur son perron. Mon mari me dit que j’en fais une obsession.

Petits mots

Quand j’étais au collége, la grande mode était de se laisser des mots dans nos agendas. Des petits mots ridicules, des blagues d’adolescents, des déclarations d’amitié pour toute la vie, des dates anniversaires entourées et coloriées, mais le mot qui revenait le plus était celui sur le thème du rien. Rien. Ca faisait quelque chose comme : « je n’ai rien à te dire, mais je te l’écris quand même, donc tu vois, au final, j’ai réussi à t’écrire sur rien, je suis trop fort ». Ca vous dit à tous quelque chose, j’en suis sure, je l’ai même lu sur quelques blogs ces dernières années, à croire qu’écrire sur rien de manière aussi stupide est quelque chose de particulièrement ancré dans nos mécanismes. Contre le rien, contre le manque d’inspiration contre la page blanche, ou juste pour se faire passer pour quelqu’un de drôle, on ressort cette petite diatribe enfantine sur le rien, on le remplit de mots qui ne veulent rien dire, on ajoute un peu d’égo rigolo, et on croit s’en sortir haut la main. Combien d’entrées de journaux intimes en ligne commencent par la phrase « Je n’ai rien à dire » ? Combien sont les entrées qui survivent à ce départ foireux ? Combien de temps pouvons nous passer à nous dire que nous n’avons rien à dire ? Combien sommes nous à lire des gens qui n’ont rien à dire ?

Par extension, et peut-être par malheur, il existe des gens qui gagnent un paquet d’argent en ayant rien à dire. Par exemple, Sofia Coppola avec son dernier film, Somewhere. Je suis la première pourtant à aimer les plans longs, les silences, la contemplation, le recul pris dans un scenario. Mais dans ce film, on se demande à chaque seconde si tout ça est une vaste blague, si elle cherche tout simplement à nous donner envie de sniffer du poppers en dansant sur de la techno espagnole bien bourinne, comme une réaction adverse à tout ce rien, à tout ce vide. Comme l’envie de jeter ma canette de coca light à la tronche de l’écran, pour voir si quelque chose pouvait se passer, où si la lumière si savamment étudiée avalait toute forme de vie environnante. Envie de rire et de sortir, surtout. Impression de regarder une oeuvre d’art moderne un peu trop kitsch, toujours ce sentiment qu’un critique nous épie sous forme de caméra cachée dans l’assistance, le public va-t-il enfin se rendre compte qu’on se fout de sa gueule, ou va-t-il continuer à gober les élucubrations léchées de la reine des Bobos branchés ?

Je suis aussi victime du rien. Je regarde des gens ne rien faire dans des émissions de télé-réalité. Je lis les sites et les textes de gens qui ne pensent rien, qui ne font rien, qui n’écrivent rien. Rien de bien. Rien de bon. Parfois, je ne fais rien. Et ce n’est pas poétique, ca n’a rien de doré et de festif. Au contraire, l’inactivité et la vacuité te ronge peu à peu le reste de cerveau restant, peu à peu, ouvrir un livre avec des mots à plusieurs syllabes te semble compliqué, comme te concentrer sur un film aux rires non enregistrés, apprendre une langue, ou même tenir une discussion un peu animée. Tu te roules et t’englues dans la merde dégueulasse dans laquelle tu choisis de baigner, bientôt les fautes d’orthographes ne te choquent plus, rien n’est grave, l’année prochaine, tu enregistres le concert des Enfoirés. La dégringolade est rapide, comme à chaque fois qu’il s’agit de se planter, fais moi confiance, on y va à fond, en beauté. Alors pour la première fois de ma vie, je me mets au régime, rééquilibrage culturel forcé, objectif cerveau, première phase enclenchée, un peu de discipline enfin, réduction massive des conneries ingérées visuellement, restriction des accés aux forums débiles et autres féminins un essai, un roman, une biographie, une connerie, dans cet ordre seulement, pour les mois à venir, plus de toile, moins de rien.