Odile est une menteuse. Elle a ça dans le sang, dans la tête, ca ne s’explique pas, pour vivre, elle ment, elle affabule, elle raconte, elle enjolive, elle s’arrange avec la réalité. Je la croise pour la première fois sur Internet en 2007, sur un forum de filles rondes. Elle dit avoir 16 ans. Elle se plaint, beaucoup, elle est en rémission d’une grave maladie, elle est agressée par ses camarades de collége à cause de sa religion, elle dit être juive, elle dit vouloir apprendre, vouloir comprendre, comme une bleue, je me laisse avoir, je passe des heures sur MSN avec elle, à la réconforter, à lui expliquer, à la diriger vers des sites, vers des personnes. J’apprends que je ne suis pas la seule à jouer ce rôle de grande soeur virtuelle, elle est soutenue par toute une communauté d’anonymes, en rang serré derrière elle, tant elle sait se montrer touchante. Je me prends à pester contre ses parents démissionnaires, contre les institutions qui l’oublient, et puis peu à peu, quelque chose se trouble, je commence à me poser des questions. Des questions justement, je trouve que Yaelle en pose trop. Oui, pour moi elle s’appelle Yaelle, pas encore Odile, pas encore Salomé.
Comment on écrit mon nom en hébreux ? Et comment on fait pour aller en Israël ? Et comment on fait pour aller dans une école juive ? Et tu peux m’aider ? Et tu connais des sites pour avoir des papiers ? Oui, j’ai porté plainte, mais on a pas voulu me donner de déposition, j’ai rien signé. Et puis j’ai rechuté. Je vais à l’hôpital. Mais je suis championne de ski, j’ai des sponsors qui veulent parier sur moi, il faut que je guérisse vite, tu comprends, c’est important. Et si je viens à Paris, tu peux m’emmener acheter des souvenirs de Jérusalem ? C’est pour ma professeur d’hébreux, je voudrais lui faire un cadeau. Je me suis cassée le bras, tu crois que je choisis quoi comme couleur de plâtre, je crois que je vais avoir le choix. Je me suis encore faites agressée, j’en pleure parce que mes grands parents ont été déportés, tu vois, je me rends compte de ce que ca fait, d’être détesté pour sa religion, j’ai peur maintenant, je suis toute seule, aide moi. Ca va mieux maintenant je vais partir en Internat juif. Je peux pas te dire le nom de l’école, c’est un secret. Finalement je n’y vais pas, mes parents n’ont pas renvoyé les papiers. Et puis je dois me soigner.
J’en parle autour de moi, tellement tout me semble énorme. Bien sur, on se fout de ma gueule. Je me fais manipuler par une petite mythomane, une petite fille perdue en manque d’affection. Faut arrêter de croire tout ce qu’on te raconte sur Internet. Je sais bien, je sais. Seulement elle sait y faire, elle se raconte si bien, entre ses blogs et ses messages, ses photos et ses sms. Je coupe le cordon, j’essaie de ne plus y penser. Elle a des parents après tout, je ne suis pas à ma place, pourquoi j’essaierai de la sauver ? Je n’y pense plus. Et puis un jour, un coup de fil. Une connaissance du Net, une fille de ce forum pour filles rondes, me demande d’intervenir, de passer un coup de fil aux parents de Yaelle, dont elle a démonté les supercheries. Elle pense qu’il est de notre devoir de les prévenir. Après tout, elle est mineure, elle s’attire des tas d’ennuis, et il n’y a pas de fumée sans feu, elle a besoin qu’on s’occupe d’elle, vite. Elle a déjà appelé, c’est à mon tour. Maman occupe un poste important, j’arrive à la joindre à son domicile, je lui explique, que sa fille Yaelle s’amuse à mentir, qu’elle cherche le soutien d’inconnus, qu’elle s’invente une leucémie, qu’elle implore l’aide d’autres internautes, qu’il faut intervenir. La femme que j’ai au bout du fil met du temps à réagir. Je ne pense pas qu’elle comprenne vraiment ce que je suis en train de lui dire. Sa fille ne s’appelle pas Yaelle. Elle a bien une adolescente à la maison, Odile, qui n’est ni malade, ni juive, ni championne de ski, ni agressée, ni déscolarisée. J’ai l’impression qu’elle ne me croit pas, le monde tourne à l’envers, je lui débite mon curriculum vitae en espérant la convaincre de mon honnêteté, je lui laisse mon nom et mon numéro de téléphone, je raccroche mal à l’aise, avec l’impression que cette mère se fout un peu de ce que je viens de lui raconter, que mon coup de fil ne va rien changer. Mais surtout avec la sensation qu’Odile est une môme un peu paumée, et que personne ne va vraiment l’aider.
Presque 4 ans passent. J’oublie Yaelle-Odile. Jusqu’à ce qu’un message Twitter vienne réveiller tout ça. Je découvre Salomé-Odile. La petite menteuse est passée dans le rang des professionelles. Elle commence par s’inventer une soeur jumelle, malade elle aussi. Elle tient un blog déchirant, racontant les opérations, les chimiothérapies, les amours et les peines d’une enfant de 16 ans. Noa, la soeur imaginaire, son double, qu’elle fera mourir en 2009. En deux ans, elle aura eu le temps de s’entourer d’une foule d’internautes prêts à se sacrifier pour cet hologramme, à courir des marathons au nom de la guérison de Noa, à créer des groupes de prières, à effectuer des dons à l’association Laurette Fugain. Elle invente autour de sa soeur fantôme des amis imaginaires, des petits amis fictifs, qu’elle fait tous participer par écrit sur le blog, mais aussi par SMS dans les moments les plus critiques. Quand Noa s’efface, elle pousse le vice jusqu’à orchestrer les fiançailles fantasmées de celle ci sur son lit de mort, joignant le faire part à l’avis de décès par courrier aux soutiens les plus proches. Elle choisit avec soin ceux qui recevront cette lettre : ce sont principalement des familles de vrais malades, qui se battent réellement contre la mort.
Salomé-Yaelle-Odile a tué Noa. Que faire alors pour continuer à être le centre de l’attention qu’elle recevait ? Comment faire pour qu’on s’occupe d’elle ? Elle reprend un blog « Les tribulations d’une skieuse », dans laquelle elle raconte la vie sans sa soeur, et sa vie hallucinée, entre compétitions de ski à haut niveau et études prestigieuses. Mensonges, encore. Cela ne suffit pas. Alors elle tombe malade, elle aussi. Elle n’épargnera rien à ses lecteurs : photos au ketchup et à la bétadine de ses fausses blessures, faux papiers médicaux photoshopés, plâtres DIY, cateters scotchés. Elle organise autour d’elle une chaîne de solidarité incroyable, demandant à ses amis virtuels voyageurs de se prendre en photo avec un citron, qui devient le symbole de sa lutte acharnée, comme son ours en peluche Cookie, qu’elle place de manière adroite sur chacune de ses photos, il cache les points d’entrée des aiguilles et les cicatrices, et permet de semer le doute dans l’esprit des infirmières et du personnel médical qui suivent son blog.
Je ne suis pas médecin, pourtant je suis sure qu’Odile est malade, souffrante. Comment une jeune adulte de 19 ans maintenant peut elle demander à des internautes de venir lui changer les couches et de venir lui faire sa toilette intime sous prétexte que ses parents ne veulent pas l’aider, et que son assurance n’assure pas de tels soins ? Comment supporte-t-elle qu’on entre à ce point dans son intimité ? Comment peut-on pousser la farce jusqu’à risquer légalement gros en produisant de fausses ordonnances visibles de tous sur Internet, de faux dossiers médicaux ? Comment peut on à ce point sombrer dans la folie, sans que personne ne le remarque, personne de vrai, un parent, un ami, un professeur ? Quelqu’un de tangible, puisqu’elle a continué à faire des études et à vivre normalement pendant toutes ces années et malgré toute cette supercherie.
Depuis trois jours, Yaelle-Odile-Salomé est démasquée. Un groupe Facebook rassemble tout ceux qui se sont fait berner. Je l’ai rejoint, pour comprendre, parce qu’en réalité, je ne me sens pas blessée ou utilisée. J’avais compris qu’il y avait quelque chose de terrible dans le destin de cette jeune fille. J’ai voulu croire que mon avertissement, trois ans auparavant, avait pu jouer son rôle. Qu’elle aurait pu se calmer. Je la plains terriblement. Je pense à toutes ces heures devant son écran, consacrées à faire tenir droite une histoire toute niquée, aux recherches qu’elle a faite, aux mensonges qu’elle devait inventer chaque heure pour tenir, aux personnages multiples qu’elle animait, à tout ce qui faisait sa pauvre vie. Maintenant tout est mort. Tout est parti. Elle se retrouve seule, réellement isolée, sans même le soutien illusoire des inconnus bernés. Seule, avec tous ces personnages inventés, qui dansent autour d’elle, toutes les traces laissées sur la toile, en cache sur Google, tous ces gens qui la traquent, qui attendent des explications, qui l’épient. Le piège se referme. Courage Odile.
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L’article de Sonia : http://www.leschroniquesdesonia.com/archive/2011/02/14/noa-et-salome-la-fausse-leucemique-la-fausse-skieuse-malade.html