La répétition du GROS.

Il ne voulait pas être gros. Non, non, non. Il avait été gros, ça oui, quand il était petit, quand il était adolescent, mais maintenant c’était fini. Il n’était plus gros. Il avait maigri. Et pourtant, il se sentait encore enflé, bouffi, gras et difforme. Il avait gardé tout ses vieux vêtements, au fond de l’armoire, le pantalon d’avant, la chemise qui le serrait, mêmes ses chaussettes étaient moins serrées, son lit ne craquait plus, la chaise devant son bureau lui semblait un peu plus droite, il n’était plus gros, mais il passait son temps à se regarder dans chaque miroir, à scruter son reflet dans chaque photo, à se filmer avec la petite camera vidéo de son ordinateur, il voulait s’assurer de ne pas rêver, il voulait se contempler, s’identifier, se regarder, comprendre ce qui avait changé, quel pli avait bougé, quel pore de sa peau avait migré, il n’était plus gros, mais il était resté complexé, paranoïaque, attentif à la moindre remarque, au moindre regard, à la moindre boutade. Il n’était plus gros, mais il n’étais pas plus heureux, et il ne comprenait pas, alors il criait, très fort, à qui voulait bien l’entendre, qu’il n’était plus gros, lui, qu’il avait réussi, qu’il était fort, qu’il avait de la volonté, il cherchait la compagnie de ceux qui ne l’avaient pas suivi, ceux qui étaient restés gros, comme pour se rassurer, se comparer, se mesurer. Tu te souviens, avant, on échangeait nos vêtement, maintenant on pourrait plus, et puis si je t’appelle Gros, maintenant, c’est marrant, c’est pas comme avant. D’ailleurs il appelle beaucoup les gens « GROS », pourtant il n’est pas rappeur, il n’en revendique pas la culture, mais ca le fait marrer, il se sent légitime maintenant, il peut dire « GROS » pour interpeller ses potes sans que cela se retourne contre lui, il n’a plus rien à craindre, il n’est plus gros, lui.

Quand il était gros, il était différent. C’était le gros de la bande. Tout le monde le sait, il y a toujours un gros ou une grosse dans une classe, dans une soirée, dans une entreprise. Il sortait du lot, sans rien faire finalement. Il était juste gros, ca suffisait. Mais il ne voulait pas être gros, parce que c’était trop dur d’être différent, il voulait être comme tout le monde, alors il a maigri. Maintenant il n’est plus gros. Maintenant il est comme tout le monde. Alors il s’invente une personnalité, il pierce des trous dans sa peau et il se met à rêver, des petites choses qu’il se refusait quand il était gros, mettre une chemise cintrée, aborder une fille autrement qu’en étant bourré, se taper des nanas comme ca, sans réfléchir, juste pour baiser, sans avoir à les séduire ou à les charmer, juste parce qu’il se croit presque beau, maintenant qu’il n’est plus gros. Presque beau, pas vraiment au fond, comme avant, finalement, juste plus léger. Il en fait trop, maintenant qu’il n’est plus gros, il joue la provocation, il insulte, il cherche et il se perd, il a toujours son lui de gros à l’intérieur, tu sais, ce toi de gros, qui te pousse à en faire trop, tout le temps, pour te faire pardonner de prendre trop de place, à faire le con pour tes potes, dans l’espoir d’exister, de peur qu’on te laisse de côté, parce que t’es gros, parce que tu sers à rien, parce que t’es moche, parce que t’arrive à rien. C’est tout ça qui tourne dans sa tête, pareil qu’avant, pareil qu’en étant gros, il ne comprend pas, il pensait que tout irait bien, que le plus dur était fait, le régime sur un an, les trente kilos envolés, la fierté de ses parents, d’avoir enfin un fils normal, pas une boule de gras qu’on planque à l’arrière sur les photos l’été, sa mère lui dit qu’il devrait même reprendre un peu de poids, tu vois pas. Seulement ca marche pas, il a beau se déguiser, se couper les cheveux, mettre un bonnet, être à  la mode, faire des courses, s’inscrire sur les bons sites, dire les bons mots au bon moment, essayer d’être drôle, essayer d’être cool, comme ils font les gens qui ont du succés, ca marche pas pour lui, on dirait qu’être gros lui colle à la peau.

Ca colle aux fesses, 25 ans de gras, ca s’envole pas comme ca. On se construit contre les autres, contre les regards, contre les remarques, on ouvre sa gueule pour hurler ou pour bouffer, t’as beau crier que t’es plus gros, qu’on t’y reprendra pas, t’as pas changé tu sais. T’es toujours gros, t’es toujours toi. T’as beau fuir tout ce qui se rapproche de près ou de loin au problème, tu veux plus en parler, tu fais l’impasse sur ton régime, tu veux pas raconter, tu veux te la jouer génération spontanée, tu trompes personne, surtout pas moi. T’es Cartmann dans South Park, le petit gros avec la morve au nez qui crève d’envie d’exister, qui n’a pas se sortir les doigts de ses bourrelets, et qui mise tout sur son nouveau look pour sa nouvelle vie, comme si tu pouvais tout effacer. Ma grand-mère a arrêté de fumer y’a cinquante ans maintenant, pourtant elle est capable de détecter qu’on allume une blonde à 100 mètres d’elle. Moi c’est pareil. Je détecte les anciens gros au kilomètre. Je les admire souvent, je les plains parfois, je me moque aussi.

Lysergique

J’ai des trajets intérieurs embouteillés, des cartes qu’on replie et qu’on arrive plus à ranger, elles s’entassent ridées et souffrantes dans des bibliothèques vermoulues, elles cassent à la pliure et ne se refont jamais. Je m’imagine nos âmes comme d’immenses pièces à la saveur renfermée, des tableaux accrochés tanguent sur des clous mal assurés, les sols craquent et parlent sous le poids de nos pas, les meubles n’ont pas d’âge, ils sont posés au travers des fenêtres comme des îles changeantes, on s’y accroche de peur de tituber, les bras chargés de livres et de boîtes vides qu’on cherche à remplir, on se peuple d’objets qui ne parlent pas, de souvenirs que l’on choisit d’oublier, il n’y a pas de logique dans la petite mathématique de nos subconscients, les portes de la pièce d’ouvrent et on se rue, on se presse, on s’arrache les images et les sons, les couleurs et la musique encore, on range en piles désordonnés les lambeaux disloqués des étendards de ce qu’on a été, ne rien laisser derrière, ne rien abandonner aux autres de ce qu’on pourrait revendiquer, on écrit son souvenir avec les corps morts qui jonchent la pièce à tout préserver, on fabrique de nos doigts invisibles la forme de nos rêves, sculptent dans la chair les bonheurs et les événements, à la fois rouages et mécanismes, éveillé et assommé, écrou défaillant.

Je me demande à quoi ressemble la pièce immense des autres gens. Est-ce qu’ils ont des canapés très chics, des lampadaires et des cheminées, comment sont les rideaux, et surtout comment rangent-ils leurs histoires, dans quels dossiers, dans quelles chemises cartonnées et sous quel intitulé. En terminale, ma professeur de philosophie avait donné pour exercice de dessiner la caverne, depuis, je crois que tout peut se rendre tangible, que chaque irréalisable peut prendre la forme d’un trait de crayon ou d’un système solaire en pate à modeler, cela n’a rien de vulgaire, il s’agit de voir avec ses yeux, plutôt que de se perdre en concepts et en théorèmes. Je voudrais qu’on m’explique simplement ce qui m’entoure, avec des additions, quelques mots, quelques flèches, un trait ou deux, pas plus, que les équations se simplifient, ce qu’il faut démontrer, j’attends encore, ce qu’il faudrait me montrer, c’est ce qu’on gagne à ne rien comprendre, à ne pas chercher, à vouloir se cacher. C’est en moi, ce truc bâtard, ce besoin de ne pas savoir, coller ses mains sur ses oreilles et chanter plus fort que les autres pour masquer les voix, bloquer les récepteurs à émotions pour s’empêcher de ressentir, parce qu’on fait mieux sans, parce qu’on existe plus facilement sans se poser de questions, les circonvolutions qu’on fait pour ne pas se croiser dans un miroir, éviter son reflet, se masquer, continuer à avancer. C’est l’orgueil aussi, cette volonté de vouloir être toujours en capacité totale de tout expliquer, avoir la bonne réponse, lever la main, être récompensée, par soi ou par d’autres, alors on s’évite une nouvelle fois, parce que nos reflets dépassent nos rétroviseurs.

Dans les livres pour enfants, dans les légendes, les miroirs sont des portes vers l’au-delà, vers des paradis lysergiques, vers de meilleures versions des vies, vers nos immenses pièces privées. Notre reflet n’est jamais le même. Ce matin, nue devant l’immense armoire en glace du couloir, je me suis trouvée particulièrement jolie, tout à l’heure, en rentrant, la grosse dame bouffie et fatiguée était revenue. Mes yeux changent, comme la disposition de ma pièce intérieure, comme les dessins de mes cartes, tout change à chaque moment, à chaque impulsion, à chaque coup de téléphone, à chaque nouvelle, à chaque bâillement, à chaque clin d’oeil. Je suis immuable. Ce sont nos yeux qui nous emmènent, plongée dans les prunelles dilatées pour une arrivée secouée dans nos imaginaires émerveillés, si je mets mes doigts dans mes yeux, si ma cornée se révulse, alors je vois à l’intérieur de moi, tu vois ?

Sa race

Envie de taper. D’éclater ma main dans ta face. De carrer mon poing dans un mur. Envie de gueuler, de faire une scène, faudrait que ca hurle, que ca fasse du bruit, faudrait que ca s’voit, qu’une troupe se forme autour de moi, casser une dent, briser un os, griffer une joue, arracher une mèche, les épaules en dedans, les genoux en dehors, le menton fier, la gueule ouverte, les insultes, les bonnes, celles qui énervent, celles qui viennent chercher loin, celles qui provoquent et qui tâchent, celles qui font BIM BIM, tu te souviens, comme on se battait, pour rien, pour un mot sur ta mère ou pour se laisser en chien, pas de discussion, ferme ta gueule, vire de là ou mange ma main, c’était un peu trop simple, maintenant faut discuter, argumenter, s’excuser et reculer. Je suis une jeune fille polie, je suis bien élevée, pourtant je rêve parfois de te faire saigner, te mordre dans le gras et ne rien lâcher, voir ta petite gueule salie se mélanger au macadam mouillé, prendre de l’élan et continuer à cogner, direct du pied dans ton estomac vidé, bien sur ca n’arrivera jamais, dans une bagarre je perds à la course, je gagne à la masse, je porte le coups et j’écrase l’adversaire, je bloque, j’immobilise, je te regarde t’étouffer, je ne suis pas vicieuse, je suis plutôt pacifique, j’ai juste cette rage qui monte et qui ne veut pas se calmer, ferme ta gueule enculé, sinon j’te plante, je crache à tes pieds sur tes pompes cirées, faire mal ou se faire mal, main éclatée contre le mur en béton armé.

C’est pas ma faute. C’est les gens. Ceux qui ne veulent pas comprendre. Ceux qui refusent de changer. Ceux avec qui tu ne peux pas discuter, parce que tes efforts de patience échouent, parce qu’ils sont abrutis, parce qu’ils ont décidé de t’emmerder, tu vois le genre, le troll massif, le mec tellement faux qu’il devient transparent, y’a pas de matière dans sa connerie, c’est mou, c’est incolore, c’est inodore, c’est même pas de la merde, ca n’a même pas la valeur d’un déchet, c’est du vent pourri, c’est de la branlette egotique de petit garçon mal baisé qui cherche à se faire remarquer, regarde maman comme je suis méchant, regarde maman comme je me suis tout sali à la récré. Pour être sale mec, faut savoir se torcher, faut savoir étaler la merde et bien le faire, il ne suffit pas de se proclamer crado premier, tu cherches la merde sans rien assumer, tu suces tellement que ta bouche est un trou béant, tu prends sans rendre, fallait penser au moment où les rôles allaient s’inverser, la lune de miel est terminée, la guerre est déclarée. C’est un exemple, y’en a plein d’autres que je défie en pensée dans mon ring de Free Fight privé, le contrôleur nazi de la RATP qui se pense trop fort parce qu’il a un uniforme bien repassé, celui qui te tutoies et qui te crache les mots à la gueule parce que tu as le malheur de frauder, le bon gros beauf à qui tu peux rien dire, parce qu’il est persuadé de représenter l’autorité nationale, tout propre sur lui, tout assermenté, celui qui te plaque contre le mur cradingue de la station puante au lieu de t’interpeller dans le respect. Y’a aussi la connasse de petite morue qui se remet du gloss et qui ne sait pas placer l’Allemagne sur une mappemonde, ces belles gosses peroxydées qui veulent contrôler le monde au rythme de leurs contractions vaginales et du cliquetis de leurs talons, mais ouais meuf, t’as pas besoin de comprendre, t’as pas besoin de t’intéresser, t’as une bouche de pute et le mental d’un VRP, ton avenir est tout tracé. Y’a aussi les mecs qui baisent les petites morues sus-citées, connards en costards, mariés, deux enfants, appartement dans le 17eme et salle de bain en marbre, femme jolie mais enceinte du petit dernier, qui niquent sans capotes à l’heure du déjeuner, je suis vieille France, ca me dégoute, ca me donne envie de gerber, ils rentrent à l’heure, fiers d’eux, insupportables de suffisance et puant l’argent qu’ils viennent de gagner, embrassent le ventre de leurs femmes avec la même bouche qu’ils collaient quatre heures auparavant sur la paroi anale de Kimberley.

Venez tous que je vous nique vos races, bande de chiens, je vous prends un à un, j’ai commandé le peignoir de catch XXL avec mon blaze brodé, c’est pas rationnel, je m’en fous, j’ai envie de vous défoncer, ca me prend entre les cotes, le plexus solaire ca s’appelle, ca fait comme une boule de haine, une boule de rage, ca fait mal quand ca déborde, mal au bide, mal au coeur, mal à la tête, faut que je me débarrasse, faut que je vous cogne, avec mes petits doigts dodus et mes ongles manucurés, j’aurai l’air de rien, je me prendrai surement des pains, j’aurai le souffle coupé et les joues écarlates, l’impression de crever, mais putain, la satisfaction de foutre une seule bonne tawa, le sentiment de justice débile, ca vaut le coup, j’en suis sur. Bien sur ca n’arrivera pas, et je vais continuer à gueuler, à écrire, à parler, j’aurai toujours la boule de harissa dans le bide, prête à vomir, prête à cogner, ronger son frein, faire des concessions, fermer les yeux, fermer sa gueule, fermer la page, ne pas exploser, mais je me tiens prête. A chaque fois que je me prends la tête avec un con, à chaque fois que je me prends un mur de connerie dans la gueule, au lieu de me résigner, au lieu de pratiquer le yoga, le zen ou la tisane à la verveine, j’écoute du son et je tape des trucs incohérents sur mon clavier, je me claque contre un mur et j’engueule mes potes, à l’intérieur ma barre de vener augmente, comme dans Street Fighter, un jour j’éclaterai le big boss, peut-être pas dans la rue ou sur un ring, mais dans une conversation, dans un papier, ou dans la vie. Je canalise, à défaut de te niquer ta mère.

As we say in America

En Floride, ce dimanche, le Pasteur Terry Jones a procédé à la crémation publique d’un Coran. Pour les croyants, il s’agit d’un acte d’une violence incroyable, puisqu’on détruit de la manière la plus brutale possible le nom de Dieu et sa parole. Pour les autres, il s’agit d’une provocation stupide. Mais au delà de l’image choc de la destruction d’un livre saint, c’est d’abord la machination et l’orchestration de l’événement qui pose question, puisque le Pasteur et son église, le Dove World Outreach Center, se réclament juges et parties : ils ont décrétés le Coran coupable, et le soumettent donc à une sanction votée en église et par le biais d’un sondage sur le site Internet de l’église et même par le biais d’un événement Facebook. L’époque des tribunaux sauvages des chercheurs d’or est révolue, et pourtant, le Pasteur et son équipe évangélique en Floride ont lynché le Coran, comme leurs ancêtres l’avaient fait avec des voleurs de poules et des bandits de grand chemin. La cérémonie se voulait d’abord expiatoire et commémorative, afin de venger les morts des attentats du 11 septembre, mais le Pasteur a décidé qu’il voulait faire les choses en grand, à l’américaine, avec un faux-vrai tribunal, un faux-vrai chef d’accusation, et un faux-vrai jury populaire.

Le Pasteur Jones est un de ces nombreux pasteurs évangélistes, représentant une frange très énervée du protestantisme. Ces prêcheurs, toujours plus à la droite de Dieu, séduisent de plus en plus de familles américaines, souvent dans états touchés par la désindustrialisation et le chômage, promettant aux foules la guérison, la richesse, la fertilité et la réussite, et pratiquant un enseignement des textes bibliques très littéral. Ils sont à la tête d’organisations contre l’accés à l’avortement et à la contraception, ils infiltrent les programmes scolaires pour interdire Darwin, encouragent les jeunes filles à promettre fidélité et abstinence sexuelle à leurs pères lors de grands bals, ils jouent parfaitement le jeu d’une Amérique inquiète pour son avenir économique, pour sa jeunesse, et militent pour un retour massif des valeurs chrétiennes, recette miracle contre tout malheur. Pour vous faire rentrer dans le club de ces églises très spéciales, ces Pasteurs encadrent de véritables petites armées de prosélytes, prêts à tout pour venir vous sauver et à vous expliquer en quoi Jésus va changer votre vie. Ils sont généralement jeunes, souffrent de la fièvre du converti, et cessent de travailler ou d’étudier pendant une ou deux années compléte pour se mettre au service de leur église, pour distribuer des versets de la Bible à la sortie des supermarchés, pour faire le porte à porte de l’esprit auprès des brebis égarées. Ces commerciaux spirituels peuvent ensuite monter en grade et devenir des « apôtres patentés », des « ministres de l’église », et sont alors à leur tour chargés de recruter de nouveaux commerciaux, système Tupperware pour flatter l’ego et remplir les églises-hangar, ou des milliers de fidèles viennent chaque dimanche passer la journée entière, de cours de spiritualité, en messe, en déjeuner-offrande, en étude biblique, en réfléxion pastorale, le temps passe vite quand on s’amuse. L’église recrute, récompense, félicite, encourage, et maintient l’ordre parmi ses troupes grâce à une hiérarchie stricte, mais surtout grâce à une sanction terrible en cas de déshonneur : celle de la damnation éternelle. Et on ne rigole pas avec l’enfer dans la Bible Belt.

La Dove World Outreach Center du Pasteur Jones n’est pas un cas isolé. La particularité de ces églises est leur nombre. Elles ne reconnaissent pas d’autorité centrale, comme les catholiques le font avec Rome par exemple, et chacune pousse selon l’envie et le charisme d’un Pasteur, selon les spécificités liturgiques ou même l’interprétation d’un seul verset ou d’un seul mot du Livre. Elles portent des noms comme « Eglise du Saint Tabernacle » « Eglise de tous les Saints » « Eglise Sainte Pour Tous », la plus terrible et la plus médiatisée jusqu’ici était la Westboro Baptist Church, connue pour sa haine des homosexuels, des juifs, et de tout en général, et filmée par Louis Theroux lors d’un de ses reportages. Elles s’appuient sur la personnalité de leurs Pasteurs, qui se doivent d’être les garants de l’autorité morale et spirituelle du message qu’ils enseignent, mais aussi les êtres extraordinaires, profondément bons et aimables, à travers qui la grâce et la guérison peuvent toucher de simples mortels. C’est un véritable culte de la personnalité qui s’organise autour de ces patriarches, on vient les consulter en cas de maladie, de peine de coeur, de doute sur l’éducation des enfants, de problème avec les impôts, ils réussissent à se proclamer et à investir leur rôle d’ecclésiastique respecté, comme le curé de campagne au XIX eme siècle, celui devant qui on enlève son chapeau et à qui on réserve le meilleur morceau.

Terry Jones a donc bien compris le fonctionnement de son église. Et rassembler autour des thèmes classiques de la sexualité avant le mariage et de l’avortement ne lui suffisait plus. Il a donc décidé de s’attaquer à un ennemi facile, un épouvantail à secouer devant les yeux ébahis des bons américains inquiets : les musulmans. Depuis le 11 septembre, il ne fait pas bon être musulman ou ressembler à un musulman dans les états où ces églises officient. L’Islam est responsable de tous les maux de l’Amérique moderne, c’est aussi simple que ca. Pourquoi s’en priver ? C’est une recette simple. Le Pasteur Jones prétend même vouloir brûler le Coran à visée humanitaire : il s’agit de préserver la vie des minorités chrétiennes persécutées dans les pays à majorité musulmanes. Il pense également que le président Obama est complice des actes de barbarie des musulmans, s’appuyant sur les prénoms de Barack _Hussein_ Obama. On nage donc dans une diarrhée d’arguments particulièrement solides…

Le Coran est donc très officiellement accusé des maux suivants :

« The Koran is accused of inciting murder, rape and terrorist activities.  It is under suspicion of the direct or indirect murder of millions of people around the world. » / Le Coran est accusé d’inciter au meurtre, au viol, et à la pratique d’activités terroristes. Il est soupçonné d’avoir contribué au meurtre direct ou indirect de millions de personnes dans le monde entier.

Et on retrouve en appendice 10 bonnes raisons de brûler le Coran :

1 – Le Coran réfute la possibilité que Jésus soit le fils de Dieu, et donc réfute le fait qu’il soit mort pour les pêchés des chrétiens, et donc nie la possibilité de la rédemption.

2- Les musulmans mentent sur l’origine du Coran. Il n’a pas d’origine divine, il n’a pas été dicté au paradis par Dieu lui même. Il n’est pas saint. Il est une écriture d’homme, un mélange d’enseignements anciens et nouveaux.

3- Les enseignements du Coran comportent des parties d’idolatrie arabe, et des rites pagans. Ces rituels sont démoniaques et  ont une prise importante sur les musulmans et le monde actuel.

4-  Les écrits ont été découverts plus de 120 ans après la mort du prophète Mohammed, ils sont confus et contradictoires, il n’y a donc aucune façon de déterminer leur véracité.

5-  La vie et le message du prophète Mohammed ne peuvent pas être respectés. Sa première période à La Mecque semble avoir été positive, mais dans la période de la Medina, il était corrompu, avide de pouvoir et obsédé par des plaisirs égoïstes. Ce sont des défauts que Dieu ne peut pas supporter. Ils ont amenés à des assassinats et des massacres qui continuent aujourd’hui en son nom.

6 – La loi islamique est totalitaire. Il n’y a aucune séparation de l’église et de l’état. Elle est irrationelle. Elle est supposément immuable et doit être acceptée sans critique. Elle ressemble aux lois nazis, communistes et fascistes. Elle n’est pas compatible avec la civilisation occidentale.

7- L’Islam n’est pas compatible avec la démocratie et les droits de l’homme. L’individu responsable de ses décisions n’existe pas dans l’Islam. L’attitude envers les femmes dans l’Islam, les considérant comme des inférieurs aux hommes, est la source de nombreux abus et de cas de maltraitance qui ne sont pas punis dans les pays musulmans.

8 – Un musulman n’a pas le droit de changer de religion. L’apostasie peut être punie par la mort.

9 – La culture et les enseignement islamiques perpétuent une haine irrationelle de l’Occident.

10 – L’Islam est une arme de l’impérialisme arabe et de sa soif de colonisation. Quand l’Islam devient majoritaire dans un pays, les chrétiens, juifs et non musulmans, subissent persécution et discrimination, mais aussi des meurtres, des viols, de la prison, et la destruction des églises, des synagogues, temples et lieux de cultes.

Ce qui est inquiétant, dans cette liste de bêtises en 10 points (au delà de leur stupidité propre et de leur erreur grossière), c’est que ces évangélistes, si fiers de connaître la Bible sur le bout des doigts, si prompts à dégainer le bon verset et le bon chapitre, prêts à confier leur destin dans l’ouverture au hasard du Livre pour répondre à une question qui les angoisse, soient incapables de se rendre compte qu’ils reprochent aux autres ce qu’ils font eux mêmes. La paille, la poutre, et la vache de ton voisin, voilà des notions qui ne contredisent en rien leur projet de haine globale à l’encontre des musulmans. On pourrait écrire les mêmes clichés et les mêmes accusations sur les chrétiens, en changeant uniquement le nom de la religion et du prophète. Et quant à la reconnaissance de Jésus, je m’inquiète maintenant pour mes coreligionnaires, nous l’avons tué, à quand donc la destruction par paintball ou par lapidation au hot-dogs congelé d’un rouleau de Torah ? Tout cela semble absurde, vu de loin, mais j’imagine la peine de certains, et la colère des autres. J’imagine surtout que les centaines de petites églises assoiffées de reconnaissance et de nouvelles conversions n’hésiteront pas à reproduire cet autodafé à l’envers, pour mobiliser autour d’un ennemi commun la troupe des indécis et des paumés. Combien d’américains du Missouri, de l’Arkansas, ou du Texas profond ont accés à une information modérée sur l’Islam ? Combien feront l’effort de la chercher ?

Et le Pasteur invite à voter pour les sanctions suivantes :

« 1) Burning  2) Drowning  3) Shredding or  4) Firing squad » / A être brûlé, a être coulé, à être déchiré, à être éxécuté

93% des votants ont choisi de voter pour la destruction du Coran par le feu. En visitant la page du sondage proposé sur Stand Up America, l’application compte 15 votes au total. La page Facebook de l’événement dénombre 727 membres. Il était également possible de voter par téléphone, comme pour une émission de télé-réalité, si vous voulez que le Coran reste, tapez 1, si vous voulez qu’il sorte, tapez 2. Pour le moment, il n’est pas possible de consulter le total des votes, je ne sais pas si il sera disponible. Suite à la décision de ce jury 2.0 global,  le Pasteur, juché sur son estrade, dans son église-gymnase de Floride, a lu avec attention les résultats et la décision sans appel de sa juridiction. Le plus drôle, c’est qu’il n’arrête pas de répéter « As we say in America, this is a free country », comme pour se rassurer, comme pour se persuader d’aller jusqu’au bout de son idée idiote. Le Pasteur est libre de brûler le Coran, mais il refuse que d’autres soient libres de le lire, l’ironie leur échappe. Pendant la crémation du livre, préalablement plongé dans l’essence pendant une bonne heure, pour ne pas décevoir le public en cas de bûcher froid, on entend en fond sonore de la video, diffusées en streaming et regardée par 50 personnes, la voix de deux jeunes hommes qui discutent de l’odeur « on devrait y faire griller de la viande et des marshmallows », une femme pousse un youyou pseudo arabe qui ne trompe personne, l’assemblée discute, des femmes rigolent, la caméra tremble. Et je soupire.

So much beauty in dirt it could make you cry

[youtube uCD7fbhylM0]

Out of breath and out of cash
Find yourself watching M.A.S.H.
Every night on the couch
Woman says, « Let’s take a drive down south »
Roll down the windows and open our mouths
Taste where we are and play the music loud
Stop the car, lay on the grass
The planets spin and we watch space pass
Walk a direction, see where we get
I never knew nothing so there’s nothing to forget
Get real drunk and ride our bikes

There’s so much beauty it could make you cry
There’s so much beauty it could make you cry
There’s so much beauty it could make you cry
There’s so much beauty it could make you cry

The rich get money but never what they want
Find ourselves a new place to haunt
Climb up the fire escape
Do it until the ground looks far away
Go night swimming, leave our clothes on the ground
When we get busted we just stand there proud
It’s the truth, we all been wrong make it up
And let’s move on
Playing cards we all get to act sly

There’s so much beauty it could make you cry
There’s so much beauty it could make you cry
There’s so much beauty it could make you cry

(Modest Mouse)

((« Quand on a de la merde dans les yeux, bah on pue des yeux (un peu)./ » (Victor Hugo))

Petite mère

Les pieds chauds dans les baskets roses congelées, petit matin pourri, tout le temps la pluie, les doigts qui piquent, les yeux qui pleurent, marche petite mère, y’a l’horloge qui tourne, y’a école, y’a la maîtresse et la porte qui se ferme à heure fixe. Ce matin j’ai crié, parce que tu n’allais pas assez vite, parce que tu ne voulais pas te lever, tout à l’heure je ne serai pas là pour venir te chercher, avance petite mère, presse le pas, ne me retarde pas, je te dépose et je commence ma vie, j’ai toi et puis le reste du monde, j’ai moi et puis j’ai nous, parfois c’est compliqué, je me dis que tu ne t’en souviendras pas, les heures à la garderie et les repas à la cantine, tous les mômes font comme toi, alors pourquoi j’ai l’impression qu’il n’y a que toi pour me regarder avec ces yeux là ? Tu perds ton écharpe, elle traîne derrière toi, tu perds l’équilibre, tu t’enroules autour de moi, je n’ai pas le temps ce matin, pas le temps pour les câlins, pas le temps pour t’expliquer, pas le temps pour m’émerveiller, je serre ta main dans la mienne, j’ai oublié de le faire pour te rassurer, je le fais juste pour te faire avancer. Tous les matins, c’est pareil, le même trajet, tes yeux qui glissent sur les vitrines, la boulangerie, le supermarché, le passage clouté, l’escalier, la porte d’entrée, chaque matin tu grandis, et moi je ne vois rien, je m’en rends compte une fois installée seule dans le train, je regarde tes photos sur mon téléphone comme une mère débile, pourtant c’est le genre de truc que je détestais, ces mamans poules qui pleurent quand la petite fait sa rentrée, je me surprends à me dire que je perds du temps, qu’on perd du temps, toi et moi, à faire nos lacets et à éviter les flaques, à courir toute la journée sans se croiser.

J’étais contente quand tu es arrivée, je n’en pouvais plus de te porter, il fallait que tu viennes, je t’attendais, j’avais passé les deux derniers mois allongée, à craindre le moindre mouvement, la moindre contraction, la moindre sensation, tu es née en quelques heures, tu étais bleue, tu ne pleurais pas, il a fallu te secouer, le médecin te tenait la tête en bas, tu t’es décidée à respirer. C’est affreux, mais ces quelques secondes de silence font encore partie de mes plus jolis souvenirs, je n’avais pas réalisé que quelque chose de sérieux pouvait t’arriver, j’étais abrutie de fatigue, complètement hypnotisée, plus personne ne criait, ma respiration s’était calmée, la sage femme est sortie, tout était blanc, vert et rouge, tu as refusé d’hurler, ta peau était rouge, presque prune, tout était ralenti, ouaté. Depuis tu pleures, tu cries, tu parles même, ta peau est brune et rose, tes yeux ne sont plus bleus, tu as des exigences, des revendications, des manières et des caprices, tu as des mots d’enfants, des baisers mouillés, des cauchemars et des rires incontrôlables, tu parles avec des cailloux dans la bouche, comme si tu ne voulais pas prononcer de vrais mots, comme si ceux qu’on invente ensemble étaient plus rigolos. Quand tu as pleuré pour la première fois, tu as signé notre contrat de filiation, tu devenais ma fille, ma chair et mon sang, je devenais ta mère, tu sortais de mon ventre pour être, je prends ça très au sérieux tu sais, j’ai ces images de mères dévouées qui viennent me hanter, ces femmes qui ont laissé filer leurs vies pour se donner à leur marmaille, moi je ne veux rien abandonner, c’est peut-être ce qui rend notre exercice difficile, me préserver pour mieux t’aimer.

Tu chouines un peu ce matin, c’est la pluie, c’est la nuit qui n’en finit pas de se lever, tu vas bien, tu n’es pas malade, tu as mangé, tu es bien habillée, je fais dans ma tête la liste des tâches essentielles à ta survie que j’aurais pu oublier, tes chaussettes sont propres, dans ton cartable, il y a ton goûter préféré, tu as arrêté de tousser, tu vas bien, petite mère, tu n’es pas du matin, c’est tout, tu es comme moi, les yeux collés, les paupières engluées, le cheveu qui rebique sur les côtés. C’est long toute une journée avec les autres, je sais, quand je te récupère, tu hurles, tu cries, surexcitée, tu cours, tu dessines,tu flottes, tu nages, tu dînes et tu t’endors d’un coup, roulée en boule sur un coin du canapé, la tête sur mes genoux, les cheveux toujours emmêlés, un peu de peinture coincée sous les ongles, j’ai abdiqué. Je te regarde dormir, quelques minutes suffisent, avant de te porter dans ta chambre, tu es lourde, petite mère, tu me casses le dos, bientôt 16 kilos, quatre fois plus qu’à ta sortie de la maternité, quatre années passées à m’assurer que tu es dans les bonnes cases, les bonnes courbes, les bonnes moyennes, 48 mois d’une gestation in vivo bien plus complexe que je ne l’imaginais, je te porte encore en dedans, je crois que tu n’es pas encore née pour de vrai, pourtant tu respires cette fois, tu ronfles même parfois. Quand tu dors, j’ai la tentation d’oublier que tu existes, c’est affreux, ou alors c’est sain, je ne sais pas, je ferme la porte du couloir, j’ouvre la fenêtre et j’allume une cigarette, ton odeur d’enfant s’efface pour celle du tabac, en quelques minutes, je redeviens moi, juste moi.

Born and raised in the ghetto

Je ne suis pas née dans le ghetto. Je ne suis pas née dans une cité. Je ne suis pas née en banlieue. Je suis née à Paris, de parents cultivés et travailleurs, d’un père médecin et d’une mère cadre. Je ne suis pas une enfant de la balle, je ne suis pas une enfant défavorisée, je suis un produit de la classe moyenne supèrieure qui aurait bien voulu mais qui n’a pas pu. Toutes mes amies au pedigree approchant sont des femmes aux vies classiques, elles veulent surtout ne pas manquer aux aspirations de leurs parents, ne pas se tromper de bouton et faire descendre de classe l’ascenseur social familial. Quelque chose m’échappe, dans cette transmission. Je me sens plus proche de l’image que je me fais de mon grand-père paternel, ouvrier monté en grade, que de mes parents aux parcours d’étudiants parfaits. Peut-être parce que j’ai avorté leurs espoirs de grandes écoles et de grandes carrières, peut-être aussi parce que rien ne m’attire dans la vie et les sacrifices qu’ils ont fait pour me permettre d’être confortablement ce que je suis aujourd’hui. Mon grand-père me racontait comme exemple que mon père dormait debout pendant ses études de médecine, et ma mère faisait deux heures et demies de route pour aller à son premier job. J’ai fait des études qui ne mènent à rien dans notre formidable université, j’ai enchaîné les boulots de merdes pour finir par gagner correctement ma vie et avoir en vie de me flinguer. Je suis donc une connasse égoïste paresseuse, ou juste quelqu’un qui n’y croit plus vraiment, selon le point de vue.

Ma mère m’avait prévenu, c’était classe préparatoire et concours des grandes écoles ou rien en sortant de pension, ou en tout cas, c’est comme ca que je l’avais entendu. Je n’ai donc jamais cherché ce que je voulais faire de ma vie ou de mes études. J’ai traîné mon cul au salon de l’étudiant une fois, surtout pour rigoler avec les potes, pas vraiment pour me renseigner ou pour m’interroger sur une hypothétique vocation. Je suis rentrée en prépa, j’ai foiré ma prépa, et il m’a fallu quelques années pour me rendre compte que je m’étais vraiment plantée. Je vivais la fac comme une voie de garage, la dernière solution possible, sans y prendre de plaisir, on m’avait appris que les perdants allaient à l’université, pas l’élite de la France, tu vois le genre. Et puis avec la vie qui vient chier dans te bottes, le boulot qu’il faut trouver, l’envie de gagner ta vie, les décisions que tu prends sans vraiment y penser, pim pam poum, c’était torché. Aujourd’hui, j’aimerai reprendre des études, à la fac, pour le plaisir. La vieille conne dans toute sa puissance quoi, la nana qui a mis dix ans à comprendre ce qui la faisait vraiment kiffer. Erase and rewind, seulement c’est pas possible, alors à trente ans tu te demandes quoi faire de tes talents, comment bouffer sans trop sucer, et c’est là que ca se complique vraiment. « Hannn oui mais Dariaaaaa tu devrais écriiiiire », oui super, j’adorerai, j’ai juste les pieds un peu trop ancrés dans la réalité pour me permettre d’y penser. Comme je ne peux donc pas me déclarer artiste-écrivain-dilettante à plein temps, je me cherche une activité professionelle, un genre de truc sympathique et dans mes cordes, si possible pas payé au lance pierre, et avec des RTT. Ca fait sourire beaucoup de mes amis quand je décris le job de mes rêves, parce que cela dénote de mon manque notoire d’ambition corporate. C’est vrai. Je voudrais juste faire un truc bien dans une boîte bien. Et continuer à faire les autres choses qui occupent ma tête quand j’en sors.

Bien sur, comme tout le monde, je suis aussi auto-entrepreneuse, ce qui me permet de déclarer un chiffre d’affaire démesurément plat chaque mois, ce statut censé nous permettre de bosser simplement en tant qu’individu, c’est surtout la libéralisation à outrance de toutes les individualités. Jacqueline qui fait bien la purée devient auto-entrepreneuse de purée, Robert change bien la roue et se lance donc, et Daria, euh, Daria ne fait rien de bien, mais elle essaie poliment quand on lui demande. Je ne suis pas sure que la révolution se fasse par l’auto-flagellation non plus, j’essaie donc de faire et de bien faire, mais c’est vrai, je suis complètement à la ramasse en terme de démarchage et « d’animation de réseau amical et professionnel ». Et ca me manque pas mal, soyons honnêtes. Je gagnerai sans doute quelques euros de plus à fermer un peu ma gueule et à ne pas m’embrouiller systématiquement avec les gens susceptibles de me faire bosser (you know who you are). Je me console en me disant que le karma est une pute, et qu’ils pourriront dans d’atroces souffrances, je leur garde un chien de ma chienne pour toute la vie, prêt à mordre et à ronger leurs os dès que la première occasion se présentera, je suis au taquet.

Aïe

Il dit qu’il faut apprendre à avoir mal. Qu’il me faut apprendre à avoir mal de manière naturelle. Sans étouffer et sans exploser. Comme les gens qui se mordent la lèvre mais qui continuent leur journée, comme ces millions d’autres qui savent gérer leur douleur indépendamment du reste de leur vie, la ranger dans une case, lui permettre de sortir une fois les autres tâches programmées effectuées. Apprendre à ne pas s’écrouler, mais aussi à ne pas se taire, à ne pas s’enfermer. Je suis incapable d’avoir un peu mal. J’ai très mal, ou pas du tout. Il ne s’agit pas d’un mal-être existentiel, ou d’un mal-au-corps, il ne s’agit pas non plus d’une douleur lancinante et omniprésente. J’ai mal par grandes poussées, comme pour la fièvre, je ne sais pas faire les choses à moitié. J’ai mal à  m’en arracher les dents, à m’en retourner les ongles. Et depuis quelques jours, le petit tas de petites merdes commence à déborder en zone dangereuse, j’ai mal, alors j’aboie, je grogne, je mords, comme un vieux rat à trois pattes, je m’enroule dans ma couette et j’attends que ca passe. J’ai mal pour les autres, pour ceux que j’aime, de près ou de loin, j’ai mal pour mon mec qui en chie comme jamais, j’ai mal pour ma gueule, j’ai mal pour ma mère, j’ai mal pour ma grand-mère, j’ai mal bordel, je sais pas comment le dire autrement, et je ne sais pas comment ca s’arrête.

Avant, quand j’avais mal, je prenais des cachetons. Un peu, beaucoup, passionnément. Une connerie au travail, un demi cachet, une peine de coeur, 3 et demis, un burn out complet une moitié de plaquette. C’était mon thermomètre personnel à emmerde, j’adaptais la posologie à la peine ressentie, ca fonctionnait le temps d’une nuit, le temps d’arrêter la machine à penser, au réveil, je réévaluais la situation, et j’enchaînais sur d’autres bonheurs légaux sous prescription. Ce que les mauvais médecins oublient souvent de dire, c’est que l’atterrissage sous anxiolytique et dérivé morphinique est violent, trop violent, mauvaise descente, lendemain de fête sans musique et sans potes, déprime compléte. Je n’ai jamais vraiment eu la défonce festive, j’ai toujours détourné les produits pour arrêter de faire suinter ma plaie, pour gaver le monstre qui habite à l’intérieur de mes terminaisons nerveuses et qui me gueule dessus quand il n’a pas sa dose de paix. Et quand je regarde ce que sont devenus mes amis partageurs de toxines, je pense qu’on est tous pareils, qu’on se ment du mieux qu’on peut, qu’on se déguise et qu’on se cache, mais qu’en descente on est tous abrutis par quelques chose de plus fort que l’alcool, les médocs ou les produits, on s’abrutit du vide.

Je n’abuse plus de rien, je suis abstinente, pas besoin de 12 marches d’un programme pour m’en rendre compte, je me méfie même maintenant des médecins si prompts à te déclarer insomniaque ou angoissé, ceux qui te mettent le pied à l’étrier, avec ton ordonnance toute fraîche et ta petite boîte verte, ils te promettent que tout va bien se passer. Tout ne se passe jamais vraiment comme tu voudrais, t’as beau faire ce qu’il faut, t’as beau « tout donner, pas le moment d’abandonner », tu prends la vie avec une dose de Lexomil ou avec une dose de philosophie, décider que tu ne maîtrises pas toutes les données, s’abandonner, chez moi c’est la foi qui fait cet effet là, croire que quelqu’un veille et protège, quelque soit l’amplitude du désastre, quelque soit les dommages, tu fais de ton mieux, à la fin, c’est Lui qui voit, ca paraît absurde pour certains, pour moi c’est essentiel à ma survie. Au lieu de gober des merdes, je fais des graphiques et des lignes, des courbes et des camemberts, je rationalise et j’explique, j’échelonne l’événement et sa répercussion de 1 à 10 avec une analyse complètement subjective, je n’écrirai jamais de manuels de Self Help, pas de recette magique, pas de cours magistral sur l’hyper sensibilité et sa gestion au quotidien chez les bipèdes, je fais juste ce que je peux pour que ca s’arrête.

Le commercial

Il est arrivé drôlement fier de lui, avec son costume brillant cintré et ses pompes cirées, du gel dans les cheveux et l’attaché case en skaï sous le bras, prêt à dégainer. Quand j’ai ouvert la porte, il m’a demandé si j’étais seule, si mon mari travaillait, et pourquoi il n’était pas là. Je ne suis pas mariée, et cet appartement est aussi à mon nom, j’ai trouvé ça étrange, peut-être voulait-il s’assurer que je ne vendais pas sans le consentement éclairé de mon amant, peut-être craignait-il que je me casse à Honolulu avec les maigres subsides de la transaction, je n’avais pas encore compris le caractère profondément caricatural de sa question : il voulait juste parler à un homme, parce qu’un rendez-vous avec une femme, ca compte à moitié moins. Et comme le petit commercial n’est pas là pour rigoler, il est drôlement ennuyé d’avoir seulement MADAME en face de lui, il craint que je ne sois pas en possession de mes moyens, que mon utérus bariolé de gloire m’empêche de prendre une décision rationelle, ou tout bêtement, que mon époux tyrannique me batte dès son retour pour avoir osé faire pénétrer un mâle dans notre humble demeure. Ou alors il me prend pour une conne.

Il avait la bonne accroche du Jean Claude Convenant du 9-5, mon petit commercial, il mettait des adverbes partout au milieu de ses phrases, il m’a parlé des américains, ces salauds, des clients qui sont des « orientaux » qui aiment par essence, donc, marchander et faire de bonnes affaires, il m’a complimenté sur la propreté de mes sols, comme si j’avais atteint le graal de la domesticité en faisant briller mon parquet flottant, il m’a dit que ca se voyait tout de suite, que je savais tenir une maison, que ca se perdait, que je pouvais pas imaginer les appartements qu’il pouvait visiter, vraiment, les gens se laissent aller ma petite dame. Il avait un peu peur du chat, parce qu’il y en a qui mordent, alors je faisais des grands gestes pour écarter la bête, et il fuyait par petits pas chassés sur le parquet (propre donc), c’était un joli ballet absurde vraiment. Il a demandé à faire « le tour du propriétaire comme on dit dans le métier », il se dandinait à l’entrée des pièces, comme si le mouvement rotatif de ses genoux lui permettait d’enclencher quelque chose dans son cerveau, dynamo improbable. S’en suit une mise en scène géniale : le commercial voit le balcon, il dit donc « Vous avez un balcon ? » et attends patiemment que je réponde par l’affirmative à l’évidence. Le commercial voit une baignoire, il dit donc « Vous avez une baignoire? » et attends encore une fois que je réponde à la question avant de griffonner « BAIGNOIRE OUI » dans son petit dossier. Il répète ce même mécanisme avec chaque élément, et moi je réponds, oui, j’ai une porte, oui, j’ai une chambre, oui, j’ai une aération, je le conforte, il a bien vu, ses yeux n’ont pas trahi, il peut valider, c’est permis.

Installé dans son rôle d’homme dominant de la maison, il revient dans le salon, tire une chaise, et s’installe à ma table. Je suis peut-être chiante, vieux jeu, ou bien élevée, mais j’aurais aimé qu’il me demande la permission d’étaler sa merde publicitaire et son petit cul sur mes chaises avant de les investir. Il pousse le vice, il est à l’aise, il me propose de m’asseoir,  »vous allez pas rester debout pour qu’on discute ». Non, évidemment. Je maintiens une saine distance de sécurité d’une chaise et demie entre moi et l’ennemi, craignant ses postillons, et j’écoute le discours le plus décousu et le plus sexiste de ma courte vie de consommatrice. En effet, si je décide de confier mon bien à ce type, il va gagner de l’argent sur la vente, je suis donc sa cliente, enfin c’est ce que je croyais. Le commercial va prendre le temps de m’expliquer que je n’y connais rien, qu’il faut lui faire confiance les yeux fermés, qu’entre la mairie et les américains, la situation immobilière actuelle est très compliquée, et que de toutes façons il repassera demain pour parler à mon mari, qui lui, sera surement d’accord avec ce qu’il dit. Je n’ai toujours pas de mari, et mon mec me supplie par texto de ne pas le soumettre à l’épreuve de la rencontre avec ce con. Je refuse, je dis donc que c’est moi ou rien, je suis obligée d’inventer, de dire que MONSIEUR n’a pas le temps, qu’il est très occupé, qu’il va malheureusement falloir se résoudre à traiter avec moi, rien n’y fait, ca sera lui ou rien, mon avis ne compte pas.

J’ai donc pris rendez-vous entre couilles, histoire de m’en débarrasser, j’ai cédé, il m’a tendu sa carte, et il m’a marqué l’heure et le jour du rendez-vous au dos, comme chez le médecin, pour que je m’en souvienne bien, comme si j’allais pouvoir effacer cette douloureuse demie-heure de ma mémoire, comme si les femmes avaient la capacité de mémorisation d’un poisson rouge, je ne sais pas. Il a serré mollement ma main, il m’a dit de « transmettre le bonjour à MONSIEUR, surtout ». Une heure après, je le rappelais, pour lui dire qu’on ne travaillait pas avec les cons, il m’a demandé le numéro de téléphone de mon mec, pour lui expliquer la situation, je lui ai raccroché au nez.

Ceci n’est pas un exercice

Je ne sais pas pourquoi, aujourd’hui il ne dit rien. Il se contente de hocher la tête, au rythme de ma voix, quand il sent que j’attends une réaction, un avis. Il se contente d’être là, mais il ne dit rien. Alors je demande, une fois, deux fois, cents fois. Je cherche, je me roule par terre, je menace, je plaisante, je crie, mais rien ne sort. Il est beaucoup plus fort que moi, muré dans son silence, dans son humeur, sans avoir besoin de dire, sans avoir besoin d’écrire, il attend que ca passe, il sait que ca s’en ira. Pour l’instant il se tait, parce qu’il n’y a rien à dire, ou qu’il y aurait trop à expliquer, parce que c’est trop douloureux, ou peut-être parce qu’il ne sait pas, il se contente de rester confortablement installé avec lui-même, avec son petit nuage noir au dessus de la tête. Je ne sais pas faire ça. Tout déborde chez moi, trop fort, je pleure comme je pisse, je gueule pour rien, je m’énerve rouge cerise, le malheur me rend idiote, désarticulée, le bonheur m’abrutit, l’entre-deux m’ennuie, je ne me satisfais jamais de mon état, comme si il y avait toujours quelque chose de mieux après lequel courir, quelque chose à changer, à optimiser. Je n’ai pas sa patience, je ne sais pas attendre, je n’aime pas demander, je ne sais qu’exiger.

C’est masculin, ce truc de ne rien dire. C’est féminin, ce truc de tout vouloir savoir. Cliché. J’essaie pourtant de le préserver de mes attaques fulgurantes de connerie hystérique. J’essaie de le laisser vivre, respirer. Il me le rend bien, et se contente de rester à côté de moi lorsque je déverse ma tonne d’obsession cyclique et de névroses patentées, sans chercher à analyser, ou même à comprendre. Il écoute. Il prend ma main, et il me laisse parler, me taire, pleurer. Il a l’habitude, il sait que rien n’est vraiment grave, qu’il faut s’inquiéter de mes silences, pas de mes cris. Quand je m’emporte, souvent, il me fait les gros yeux, il m’en veut de me laisser atteindre, de me laisser toucher, il me voudrait plus sélective dans mes rages, et moi, je crie, plus fort encore, parce que je voudrais qu’il me défende, qu’il décrète que la terre entière m’emmerde, que le monde est rempli de blaireaux malfaisants, qu’il leur casse la gueule, tous, un par un. Mais ce n’est pas sa place, et il refuse d’ailleurs de l’occuper, il me laisse avec mes idées fixes, mes combats, il ne les partage pas tous, il en comprend certains, il m’apprend à temporiser.

Je ne parle pas souvent de lui, parce que ma pudeur s’arrête là. Parce qu’il est trop précieux pour que je le partage. Parce qu’il n’aime pas ca. Parce que j’ai du mal à définir ce qui nous lie, si fort, si profond. Nous n’étions pas faits pour nous aimer, cela ferait une jolie phrase, une jolie entrée pour le début de notre histoire. Mais depuis qu’il lui arrive de lire ce que j’écris ici, j’avais envie de laisser une trace de son caractère indispensable, j’avais envie de le dire, comme une déclaration fondamentale. Il manquait quelque chose aux histoires que je raconte ici, c’était lui.