Marronnier

Remettre du rouges à lèvres, du vrai, à peine réveillée, rentrer dans ma jupe neuve et puis l’enlever, trouver mes baskets du premier coup, sans chercher, ouvrir vraiment les yeux et voir qu’il fait presque jour, que j’ai dormi toute une nuit, les pas dans l’escalier, les gamins qui jouent trop fort, la voisine qui oublie sa clé, la fuite de la chasse d’eau, le chat qui miaule sur les oiseaux, une vieille qui tire son cadis de course dans l’allée, le lampadaire qui clignote jaune et blanc toute la journée, mon téléphone qui vibre, son odeur sur mon oreiller, ouvrir une page blanche, la masquer, l’oublier, les cigarettes qu’il laisse sur la table de l’entrée, la trace du rouge à lèvres sur la tasse en porcelaine, le mégot qui brûle, une gorgée de café, des ciseaux, de la colle, des magazines découpés, mon agenda qui dit n’importe quoi, citations prêtes à consommer, lettres anonymes inventées, boule à neige moleskine, la cendre qui tombe, petit tas sur le parquet, faire coulisser la porte fenêtre, juste pour le soleil, choisir d’avoir froid, mettre un pull, se recroqueviller un peu, hésiter à se refaire un café, calculer un itinéraire choisi entre l’arrivée d’eau et la cuisine, marcher sur la pointe des pieds, appuyer sur le bouton du café long, courir jusqu’au robinet, faire chauffer le ballon.

Relire les instructions, une fois, et puis dix, retrouver la page blanche, se mettre à écrire, compter les mots, les paragraphes, les interlignes, trouver un angle, attaquer, se faire des frayeurs, oublier de sauvegarder, fumer seulement après les mille premiers mots, juste pour dire qu’on attend quelque chose, juste pour se dire qu’on va y arriver bientôt, se trouver bête de bosser en pijama, les lèvres fardées, trouver ca génial, pousser un peu le son, mettre le casque pour se concentrer, taper en rythme sur le clavier, quand on peut, faire semblant quand on ne peut pas, perdre du temps sur Twitter, sur Facebook, se laisser attraper par une conversation, par un article, regarder le temps qui passe plus vite dès que tu arrêtes de travailler, culpabiliser, finir les premiers mots, fumer enfin, sans vraiment le mériter, fixer l’heure de la douche à 2500 mots, puis à 3000, puis à 17 heures, rien à faire, personne pour constater ma drôle de façon de bosser, se dire qu’on a déconné d’accepter, qu’on finira jamais, oublier qu’il faut réussir pour cloper, mettre du riz sur le clavier, engueuler le chat qui vient se frotter le long de l’écran, poils statiques qui collent sur les côtés, avoir une crampe au poignet, passer une demie-heure au téléphone, juste pour perdre du temps, juste pour temporiser, envoyer un mail de désespoir au client, avouer qu’on galère, demander un peu de temps, souffler.

Prendre sa douche en deux-deux, se laver les dents en se frottant les pieds, hésiter sur la tenue adéquate à adopter après une journée entière à baigner dans son jogging troué, retourner devant l’écran les cheveux encore mouillés, vaguement retenus par un élastique violet, se mettre à suer à grosses gouttes, se rendre compte que non, qu’on dégouline juste sur son mac, grande classe, passer au turban-serviette, pour plus de sureté, se dire que ca pèse trois tonnes, se sécher les cheveux en lisant ses mails, le voir rentrer, oublier de l’embrasser, commander une pizza, lui dire d’aller manger ailleurs, le dégager, aucune distraction ce soir, finir le pensum promis, rêver de clicker sur le bouton Envoyer, allumer la télé, l’éteindre, allumer la radio l’éteindre, écrire au kilomètre, compter sur le correcteur d’orthographe, voir chaque mot se souligner de rouge, s’en foutre, et puis le corriger, par maniaquerie, par habitude, s’engueuler, vérifier sans cesses les statistiques du documents, plus que 3 paragraphes et 800 mots, course débile contre le temps, mettre un point final, relire, corriger, s’abrutir de ses redondances, de ses fautes, de ses incohérences, réécrire, des phrases, des mots, des expressions, et puis décider qu’on ne peut plus rien faire de bon, capituler, faire un mail court et poli, courtois et concis, joindre le fichier, bonne réception, cordialement, votre dévouée.

4 réflexions sur « Marronnier »

  1. Tu remplaces l’écriture par une traduction et tu as décrit une de mes journées de travail… Je te voyais presque passer et repasser en surimpression devant les mots, en pyjama et rouge à lèvres, puis avec tes cheveux dégoulinant d’eau, puis avec ta serviette… C’était beau. Comme un ballet.

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