Lysergique

J’ai des trajets intérieurs embouteillés, des cartes qu’on replie et qu’on arrive plus à ranger, elles s’entassent ridées et souffrantes dans des bibliothèques vermoulues, elles cassent à la pliure et ne se refont jamais. Je m’imagine nos âmes comme d’immenses pièces à la saveur renfermée, des tableaux accrochés tanguent sur des clous mal assurés, les sols craquent et parlent sous le poids de nos pas, les meubles n’ont pas d’âge, ils sont posés au travers des fenêtres comme des îles changeantes, on s’y accroche de peur de tituber, les bras chargés de livres et de boîtes vides qu’on cherche à remplir, on se peuple d’objets qui ne parlent pas, de souvenirs que l’on choisit d’oublier, il n’y a pas de logique dans la petite mathématique de nos subconscients, les portes de la pièce d’ouvrent et on se rue, on se presse, on s’arrache les images et les sons, les couleurs et la musique encore, on range en piles désordonnés les lambeaux disloqués des étendards de ce qu’on a été, ne rien laisser derrière, ne rien abandonner aux autres de ce qu’on pourrait revendiquer, on écrit son souvenir avec les corps morts qui jonchent la pièce à tout préserver, on fabrique de nos doigts invisibles la forme de nos rêves, sculptent dans la chair les bonheurs et les événements, à la fois rouages et mécanismes, éveillé et assommé, écrou défaillant.

Je me demande à quoi ressemble la pièce immense des autres gens. Est-ce qu’ils ont des canapés très chics, des lampadaires et des cheminées, comment sont les rideaux, et surtout comment rangent-ils leurs histoires, dans quels dossiers, dans quelles chemises cartonnées et sous quel intitulé. En terminale, ma professeur de philosophie avait donné pour exercice de dessiner la caverne, depuis, je crois que tout peut se rendre tangible, que chaque irréalisable peut prendre la forme d’un trait de crayon ou d’un système solaire en pate à modeler, cela n’a rien de vulgaire, il s’agit de voir avec ses yeux, plutôt que de se perdre en concepts et en théorèmes. Je voudrais qu’on m’explique simplement ce qui m’entoure, avec des additions, quelques mots, quelques flèches, un trait ou deux, pas plus, que les équations se simplifient, ce qu’il faut démontrer, j’attends encore, ce qu’il faudrait me montrer, c’est ce qu’on gagne à ne rien comprendre, à ne pas chercher, à vouloir se cacher. C’est en moi, ce truc bâtard, ce besoin de ne pas savoir, coller ses mains sur ses oreilles et chanter plus fort que les autres pour masquer les voix, bloquer les récepteurs à émotions pour s’empêcher de ressentir, parce qu’on fait mieux sans, parce qu’on existe plus facilement sans se poser de questions, les circonvolutions qu’on fait pour ne pas se croiser dans un miroir, éviter son reflet, se masquer, continuer à avancer. C’est l’orgueil aussi, cette volonté de vouloir être toujours en capacité totale de tout expliquer, avoir la bonne réponse, lever la main, être récompensée, par soi ou par d’autres, alors on s’évite une nouvelle fois, parce que nos reflets dépassent nos rétroviseurs.

Dans les livres pour enfants, dans les légendes, les miroirs sont des portes vers l’au-delà, vers des paradis lysergiques, vers de meilleures versions des vies, vers nos immenses pièces privées. Notre reflet n’est jamais le même. Ce matin, nue devant l’immense armoire en glace du couloir, je me suis trouvée particulièrement jolie, tout à l’heure, en rentrant, la grosse dame bouffie et fatiguée était revenue. Mes yeux changent, comme la disposition de ma pièce intérieure, comme les dessins de mes cartes, tout change à chaque moment, à chaque impulsion, à chaque coup de téléphone, à chaque nouvelle, à chaque bâillement, à chaque clin d’oeil. Je suis immuable. Ce sont nos yeux qui nous emmènent, plongée dans les prunelles dilatées pour une arrivée secouée dans nos imaginaires émerveillés, si je mets mes doigts dans mes yeux, si ma cornée se révulse, alors je vois à l’intérieur de moi, tu vois ?