Je ne pense à rien quand je me connecte sur ma page Facebook personelle. Je ne pense à rien, parce que je sais que je n’y trouverai rien. Elle est comme un épouvantail. Elle me protège des piques et des heurts d’une histoire familiale merdique. J’existe sur le réseau, mais je n’y publie plus jamais rien depuis que mon père, inconnu au répertoire depuis maintenant 17 ans, m’a demandé en amie. M’a demandé en amie. Mon putain de père. Qui a cru pouvoir s’offrir le luxe d’un aperçu gratuit dans ma vie, sans avoir à demander pardon et sans avoir à parler. En quelques clics, devenons amis, et laisse moi voir si tu as changé, ma fille, depuis ces presque vingt années passées. Laisse moi regarder les photos de ton adolescence, celle que j’ai raté, laisse moi chercher sur ton visage les lignes et les traits qui me ressemblent, laisse moi observer tes failles et tes réussites, laisse moi contempler à distance, bien planqué derrière la lumière verdâtre de mon écran, ce que tu es devenue, laisse moi te juger et te condamner. Non merci. Va bien te faire enculer.
Bien sur on pourrait croire qu’il s’agit en fait d’une mesure désespérée pour me récupérer, pour revenir dans ma vie, pour m’approcher sans me brusquer. Qu’est ce que c’est qu’une notification Facebook de plus ou de moins après tout, qu’est ce que ca change sur toute une vie, on devient amis et puis on se met à parler, on finit par se voir, et par tout recommencer. Connerie. Connerie. Connerie. Dans le top 10 des événements les plus violents pour moi de ces quelques dernières années, l’apparition masquée de mon père sur mon écran est en pole position. Tellement de mépris dans ce moyen facile de me signifier son intérêt soudain. Je l’ai mal pris. Et je ne l’ai toujours pas digéré. Alors je fuis toute représentation réelle de moi même indexée par Google. Je ne veux rien laisser transparaître de gratuit, d’accessible, de facile. Je ne veux pas qu’on vienne visiter mes albums photos et mes notes entre deux consultations, pour se donner bonne conscience, pour se rassurer de ne pas m’avoir trop abîmé. Je veux avoir de l’importance. Et je veux qu’il m’en donne, si nous devons nous recroiser.
J’ai pourtant accepté de vieilles amies, d’anciens amants, j’ai discuté, j’ai pardonné, je suis passée à autre chose et nous nous sommes mutuellement ignorés. Mais la blessure est trop profonde cette fois pour que je laisse filer. Pour que je sois bienveillante. Pour que j’ai envie de céder. C’est mon sang qui me trahit, épais, têtu, mauvais. C’est tout mon père en moi qui me crie de résister. C’est absurde comme bataille. Mais je ne connais pas d’autres plans, d’autres techniques pour assurer ma santé mentale. Je n’ai pas de haine, je me raccroche au mépris. A cet instant où quand la marque rouge sur l’écran bleu est apparue, j’ai compris que l’homme contre lequel je me battais était petit, ridicule, humain, destructible, faillible, inutile. Qu’il n’y avait pas d’affrontement, puisqu’il en était incapable.