Chiale tu pisseras moins

Je pleure tout le temps. Je pleure tout le temps et pourtant je ne suis pas triste, je ne suis pas malheureuse. C’est difficile de faire comprendre aux gens que tu pleures comme tu respires, un peu trop fort, un peu trop profond, pour un oui ou pour un non. Que tu pleures sans y réfléchir, que ca sort à la verticale d’un coup, comme un putain de serpent pour touristes quelque part sur une place sale, j’ai un crotale dans la rétine, il te saute à la gueule quand tu ne t’y attends pas. Je pleure parce que tout me semble trop à la fois, qu’il y a trop de beauté dans le monde et que ca doit te faire chialer, parce que si tu ne chiales pas, tu passes à côté des 24 images secondes qui pourraient tout changer. Et qu’on pourra me dire que je suis une connasse d’emo, que je suis hypersensible, que ca ne sert à rien de chialer, j’ai pas envie de changer. Mes pleurs c’est ma façon à moi de sourire ou de m’émerveiller, d’hausser les sourcils ou de tousser. C’est ma ponctuation, c’est ma respiration. Ca me vide le ventre et ca nettoie ma tête.  Et puis j’ai pas honte, je laisse couler, des grosses flaques dans les poches, des rivières de mascara fondu, je pleure comme une écervelée, parce qu’un môme est vachement beau ou qu’un pigeon vient de se planquer sous le bus au lieu de se faire écraser. Le reste du corps ne bouge pas, pas de soubresauts, pas de sanglots délirants, juste du mouillé, juste du salé qui vient s’écraser sur mon menton et que je vire d’un coup de tête bien placé.

C’est nouveau, toute cette eau. J’ai pas beaucoup pleuré, longtemps. Je gardais mes pleurs pour les grandes occasions, comme on vous l’apprend dans les manuels pour gens bien élevés. Décès, maladie, séparations et licenciements uniquement. La métaphore de l’huitre pleine de flotte à l’intérieur, qu’il faut attaquer à la lame pour bouffer, tu vois, c’est tout moi. Et je voulais empêcher tout le monde de pleurer, j’voulais faire rire, j’voulais les faire s’arrêter, parce que ca servait à rien, parce qu’il y avait toujours plus grave ailleurs quelque part. J’avais pas compris. Je ne voyais pas tout ce qu’il y avait juste en face de moi. La putain de multitude dingue d’occasion de se laisser heurter par toute l’immensité contenue dans le mètre carré juste à côté de tes pieds. C’est un peu comme apprendre à lire. Quand l’alphabet n’est qu’une succession stupide de sons sans liens, ca n’a pas de sens, rien ne sonne juste, rien pour s’accorder ou pour donner du rythme. Et soudain, comme par magie, tu commences à déchiffrer, et tu lis tout. Tu lis les enseignes des pharmacies et les lettres sur les affiches, tu lis le dos du paquet de céréales, tu lis des livres, tu lis de la merde, mais tout est accessible, tout est à faire.

Sans doute qu’un jour, mes yeux arrêteront de couler. Par habitude. Parce que j’arrêterai de vouloir tout lire dans chaque objet et dans chaque signe. Mais pour l’instant, je n’en ai pas envie. Et j’en suis incapable. Je suis hyperactive des lacrymales, c’est le symptôme de toutes ces images qui se collent et se découpent dans mon cerveau, c’est la joie et la beauté incroyable des toutes petites choses qu’on oublie de lire, caractères minuscules tout au bas de la page, ceux-là mêmes qui conditionnent tout le reste.

10 réflexions sur « Chiale tu pisseras moins »

  1. Un jour sur un divan, je disais que ça n’allait pas, en ce moment, que je pleurais tout le temps. La voix a répondu, « peut-être que vous allez bien, justement »…

  2. Moi aussi, je pleure tout le temps… enfin très souvent « pour pas grand chose » disent les autres. Tant pis, je suis ainsi, ça montre que je vis, non ? 😉

  3. C’est une des premières choses qu’on dit à un enfant : Ne pleure pas. Et finalement, c’est peut être important de pleurer, ça permet d’évacuer les trop-pleins d’émotions, je suis comme toi je pleure quand je suis trop émue (positivement ou négativement) mais finalement ça pose les choses même si s’en suit des regards tordus en face….

  4. Expliquer ses pleurs, c’est un peu comme justifier sa faim — en moins facile. C’est probablement pour ça que vous vous trompez.

  5. Because the world is round it turns me on
    Because the wind is high it blows my mind
    Because the sky is blue it makes me cry

    Voilà, ça me fait penser à cette chanson des Beatles. La métaphore de l’alphabet est très juste. La vie semble tellement chaotique, mais elle peut apparaître belle et pleine de sens à celui qui sait lire. On n’apprend pas ça à l’école. Mais dans les livres, les chansons, les rencontres avec les personnes pour qui rien ne va encore de soi. Merci pour ce très joli texte.

  6. Je gardais mes pleurs pour les grandes occasions, comme on vous l’apprend dans les manuels pour gens bien élevés.

    Oui, voilà. Alors je suis mal élevé comme toi. Pas pleuré pour un motif officiel depuis 2001.
    Et pourtant, cela m’arrive quasiment chaque matin quand j’écoute ces morceaux.

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