Ils arrivent l’air penaud, souvent. Un crayon à la main, une feuille sale et tordue qui sort d’une poche trop petite. Ils voudraient arrêter l’abonnement, au téléphone, à l’éléctricité, au gaz, écrire une lettre aux impôts ou à la sécurité sociale. Seulement, ils ne peuvent pas. Parce qu’ils ne savent pas écrire. Souvent c’est seulement une question d’alphabet. Ils pourraient faire des centaines de lignes en arabe ou en farsi, mais nos cursives, non merci, trop difficile, trop compliqué, les accents et les accords, pas le temps, d’abord il faut travailler, ensuite apprendre à parler. Alors comme j’ai l’air aimable et que je tape vite, c’est moi qui m’y colle. J’ai beau expliquer que quelques mots suffisent, qu’on peut juste écrire « RESILIER MAINTENANT MERCI » en gros, ca ne suffit jamais. Ils veulent de jolies phrases, des tournures galantes pour l’opérateur de saisie qui traitera leur missive, ils veulent une pleine page de verbiage inutile, des s’il vous plaît et des je vous en prie, des mots trop polis presque collants pour « faire français », une syntaxe comme dans les livres d’apprentissage. Alors je colle des adverbes et des adjectifs compliqués, des nonobstant et des conséquemment, et pour un instant j’ai un pouvoir incroyable, et je vois bien qu’ils m’admirent un peu, celui de savoir écrire un français à peu près correct, sans hésitations et sans trop de râtures, sans avoir à demander l’avis d’un cousin ou d’un fils sur une conjugaison ou sur la forme d’une majuscule. Ce n’est rien pourtant, juste la capacité à former des lettres et à les assembler, mais pour ces quelques minutes, sous leur dictée, je suis celle qui sait, l’experte es administration, la bonne fée postale, « la dame qui sait écrire' ».
Ceux qui me touchent le plus sont sans doute ceux qui arrivent avec un brouillon. Leur écriture est celle des enfants après quelques leçons, quelques b-a-ba, les « e » sont encore très ronds et les « l » bien hauts dans les lignes, elle ne leur appartient pas encore, elle est encore la copie de celle de l’institutrice ou de l’assistant d’alphabétisation. Les espaces qui séparent les mots et les signes de ponctuation sont comme de longs silences, crispés, tendus, impatients, mal assurés, leurs phrases incomplétes, abandonnées en plein verbe, le feutre qui fuit et la mine qui se brise, c’est toute une histoire de les lire. Et puis leur regard, inquiet, comme si j’allais juger de leurs capacités ou de leur intelligence, leurs excuses souvent, de ne pas pouvoir, de ne pas savoir, d’avoir à demander de l’aide, parce que leur fils au collège est en vacances, et que c’est lui qui fait les papiers d’habitude tu comprends, parce qu’ils n’ont pas compris ce qu’on leur demande et qu’ils ont l’impression qu’on se moque d’eux, repli blessé, yeux baissés. « C’est bien ce que j’ai écrit ? » « Tu rigoles pas hein ! », alors non, je ne rigole pas, devant les triples « S », les « Monsieur, Madame, Monseigneur », les approximations phonétiques et les tournures sorties tout droit de Plus Belle La Vie ou d’une chanson de Johnny. Je recopie, j’enlumine, je colorie, j’essaie de ne pas faire de fautes, parce que finalement, je sais juste un peu mieux qu’eux, j’ai juste quelques heures de plus de français à l’école, et je m’en voudrais de faillir à leur attente de perfection, la lettre parfaite comme s’ils étaient français, comme si tous mes compatriotes maîtrisaient le subjonctif.