Moi j’avais pas tellement envie qu’il parte. Pas vraiment. Ca me laissait comme un creux dans mon trop plein de moi, dans mes journées petits cubes dans les petites cases, répétez s’il vous plaît je ne comprends pas, opérateur please, mon cerveau ce grumeau, et puis le téléphone sonnait et je me mettais à rire presque par réflexe, parce que j’avais décidé de rire de tout ce qu’il pourrait dire, même le commun, même l’absurde, même ce qui me laissait ce goût entre les dents, entre le pourri et le sublime, ce truc en trop qui rendait tout caduque, qui annulait en permanence ce qu’il disait quelques secondes avant. Pas le genre de type auquel tu racontes ton enfance malheureuse et ton déguisement de fée à la foire aux costumes de St Jean de Mont l’été, le genre à décider de tout, ce qu’il te donne et ce qu’il te prend, sans que tu puisses vraiment faire oeuvre de volonté, juste décider de laisser faire et de rire, puisque rien n’aurait d’importance, puisqu’on pourrait tout se dire.
Il y a des gens qu’on décide d’aimer sans leur demander leur avis, sans faire de déclaration ou de promesses, qu’on aime malgré eux parfois, parce qu’on a la certitude un peu surnaturelle qu’il existe quelque chose de plus dense, de plus lourd que les mots qu’on échange. Il y a de ces gens qu’on aime pour toute la vie, même sans les voir, on les porte quelque part, on s’en souvient et on les fait vivre, dialogues inventés et souvenirs en replay. Est ce qu’on les aime pour ce qu’ils sont ou pour ce que nous décidons d’en faire dans notre salle de montage intérieure, coupez-collez-oubliez ? L’important c’est de les faire bouger, de les animer entre deux ombres, un drap tendu et une bougie dans la rétine, les doigts qui bougent et les idées qui s’agglutinent. Et si ce que je ressens m’appartiens, seulement à moi, si l’impression, le sentiment, si mon souvenir est coloré en post-production, alors tant pis, j’aime mieux ça qu’un monde plat et gris, où les rires sont moins sonores et les sourires moins grands. Je décide d’aimer comme je décide de me souvenir, à ma manière, sans jamais partager, pour éviter l’usure, pour éviter que le Polaroïd ne se fane, oublié sur une table d’entrée.
Moi j’avais pas tellement envie qu’il parte ce matin, quand j’ai attrapé le quart d’une seconde son regard dans le couloir devant l’ascenseur, et qu’il m’a semblé qu’il n’était pas si heureux, et que j’aurais aimé croire que c’était de me quitter, mais que ca pouvait être tout autre chose, un caillou dans sa chaussure ou sa montre mal réglée. Peut-être que j’attendais qu’il se retourne comme dans un film guimauve et qu’il me serre une dernière fois, sur une musique un peu triste mais pleine d’espoir, du genre qui raconte que la vie continue et qu’il faut se battre, comme si on sortait de chimiothérapie et qu’un enfant très beau se mettait à faire ses premiers pas sur le tapis de la salle d’attente, bref quelque chose de miraculeux et d’extraordinaire qui n’existera pas.Peut-être que c’était mieux comme ca, parce que se dire au revoir c’est juste la putain de ta race d’une corvée infame, et qu’il y a d’autres moments bien plus tristes, et qu’il n’y pas de raison de faire de tout un mauvais film. Moi je n’aime pas que les gens partent, je les aime juste à côté, là où je peux les attraper et les pincer, et même là je les trouve encore trop loin, je veux les manger et les avaler, les digérer et les stocker entre deux bourrelets, je veux les gens que j’aime sous mon épiderme, au chaud, calés.