#jenaipasportéplainte

Ca ne commence pas forcément avec une petite musique angoissante et des bruits de pas qui se rapprochent. Ca ne se passe pas seulement dans les couloirs déserts et dans les métros vides, dans les quartiers chauds ou dans les caves putrides. Parfois, il y a des armes, des couteaux, des cutters, des battes, et puis souvent il n’y en  pas, juste une présence, une voix et des poings, une menace, une injonction, une demande.  Il arrive qu’il n’y ai pas de mots échangés. Juste un silence. Juste trop de bruit. Ce n’est pas toujours un inconnu, c’est même souvent un ami, un petit ami, un oncle, un grand-père. Ce ne sont pas seulement  des hommes noirs, bruns ou jaunes, des sociopathes ou des abrutis, ce sont aussi des blancs, des cols blancs, des intelligents, des diplômés.

Il y a le sang et les vagins déchirés, les bleus sur les cuisses, les anus sanguinolents, les cheveux arrachés, les seins griffés. Et puis il y a ceux qui ne laissent aucune trace, même pas de sperme, ceux qui utilisent seulement leurs doigts, ceux qui voulaient juste se faire sucer. Il y a la honte puante de n’avoir rien à montrer, rien à prouver, pas de violence physique assez claire pour mériter un ITT, pas de petites lèvres à recoudre pour s’assurer que sa plainte sera prise au sérieux, qu’on ne se fera pas répondre qu’on l’avait bien cherché, avec cette jupe trop courte et nos yeux trop maquillés. Et pourquoi vous n’avez pas dit non ? Il fallait vous débattre si vous ne vouliez pas. Personne ne m’a dit ca. J’ai fait les questions et les réponses plusieurs fois, toute seule. C’est votre ami après tout. C’est un bon gars. Seulement je n’ai pas pu. J’ai dit non une fois, et puis deux, et puis trois, et puis par rafale, et puis plus du tout. J’ai fait un calcul rapide, continuer à me battre, risquer de le confronter physiquement, ou me laisser faire, penser à autre chose, les cuisses écartées et la tête embrumée, épidurale mentale, je ne sens plus rien, je ne pleure pas, je n’existe pas.  Il a dit merci à la fin. Il m’a raccompagné en voiture. Il a continué à m’appeler. On avait passé un si bon moment. Il fallait remettre ca. Il fallait se revoir. Il fallait me laver cent fois et m’enfermer, il fallait ne plus sortir, craindre la moindre sonnerie, le moindre courrier, il fallait se taire, parce que je ne savais pas quoi dire, parce que je ne savais pas expliquer l’abandon soudain de mes fonctions vitales, ces 10 minutes hors du temps, entre horreur et anesthésie, mon corps immobile secoué par les coups de reins de celui que je pensais désirer.

Je n’ai pas porté plainte parce que c’était de ma faute. J’aurais du le tuer. J’aurais du crier. J’aurais du fuir. J’aurais du me suicider. Je n’ai pas porté plainte parce que c’était mon ami, que nous avions une relation ambiguë, que j’ai longtemps pensé l’avoir provoqué. Je n’ai pas porté plainte parce que je méritais qu’il me punisse, petite allumeuse stupide. Je n’ai pas porté plainte parce que je n’ai pas mis de mots sur cette soirée avant plusieurs années. Je savais que quelque chose de grave était arrivé. Je savais le dégoût de moi. Je n’avais pas compris pourquoi. Je ne me l’autorisais pas. J’ai continué à vivre. Moi la grosse, moi la grande gueule, on ne me viole pas.

Toulouse

Je regarde le visage de cette petite fille blonde aux yeux bleus, blonde et morte, ce visage que j’affiche sans aucune décence sur mon mur Facebook comme des centaines d’autres, et je ne peux pas m’empêcher de penser que je fais quelque chose de mal, quelque chose de vulgaire, en les laissant là, leurs faces dévoilées à tous, sans restriction, sans aucune pudeur. Et pourtant j’ai cliqué sur partager, je n’ai pas hésité, pour me souvenir, pour se souvenir, pour mettre des yeux et des joues sur ma peine, pour choquer peut-être, pour que ceux qui s’attachent à polémiquer sur une nageuse anti-jeux-vidéos ou sur la politique étrangère s’arrêtent une seconde et plongent dans leurs yeux ouverts sur papiers glacés, à présent fermés sous la terre d’un cimetière. Bien sur il y a tous les autres, ceux d’ailleurs et puis ceux d’ici, les enfants qu’on brûle, qu’on bat, qu’on sacrifie, ceux qu’on retrouve découpés, violés, dans des poubelles, oubliés, affamés, ils existent, mon coeur est sans doute trop sec ou tout petit pour les y accueillir tous, je n’ai pas le pouvoir de compassion universelle, je suis plus touchée par ce qui se passe là, presque sous mon nez, dans mon pays, dans ma communauté. Et puis peut-être qu’elle me ressemble un peu, Myriam, avec son petit nez et ses cheveux blonds, peut-être qu’elle me rappelle que mes enfants seront juifs, quelque soit ma passion pour le jambon, mon niveau de pratique ou l’obédience de la moitié de leur identité chromosomique. Au lieu de la donner au monde, martyr figé, j’ai envie de la serrer contre moi, de soulever le drap blanc qui doit la recouvrir et de l’emmener danser encore, de l’entendre rire et de lui promettre que de telles choses ne peuvent pas arriver, que le monde est mauvais mais que les méchants sont bien loins, qu’on se serre les uns les autres pour se protéger comme des pingouins, que c’est bientôt Pessah et qu’il faut profiter des derniers pains au chocolats, que rien n’est grave, jamais. J’ai envie de promettre, mais je mens, comme tous les adultes qui refusent qu’on salisse les oreilles de leurs enfants de l’histoire de Myriam, de Gabriel et d’Aryeh, parce qu’il ne faudrait pas gâcher l’innocence, parce qu’il faudrait continuer à prétendre que tout tourne rond, que rien n’a changé, que les enfants sont intouchables, préservés.

Résiste, etc.

L’odeur de la 8,6° sur ton haleine. De ton blouson en cuir. De ton parfum. Voilà ce dont je me souviens. Et puis ton corps, si maigre, si parfait, les os que je compte un par un sur ton dos, ton bassin qui s’enfonce dans le mou du mien, tes doigts crispés dans mes cheveux mouillés, des petits mots partout, dans le lit et dans la salle de bain, le rock qu’on écoute le matin, Archive quand on ne se dit rien, les silences, les absences, l’envie, encore, tout le temps, le soir, maintenant, l’odeur de l’été à Paris dans ce bout de jardin, ton café, ta cigarette, ton écriture comme des dessins, tes bagues, Modest Mouse, this is a long road for someone with nothing to think about, moi je pense tout le temps à toi et je suis tout pour toi, collés, serrés, inséparables, aliénés l’un à l’autre comme attachés.

Il faudrait écrire maintenant toute la souffrance, les cris et les insultes, les verres brisés, les soirées gâchées, l’attente et l’angoisse, les messages perdus auxquels tu ne répondras jamais, les nuits seules à sangloter, les erreurs et les projets, le corps de autres et la fumée. Je n’ai rien oublié. C’est rangé dans un coin, digéré, prêt à partir avec les encombrants, sur un coin de trottoir, j’ai fini de pleurer, je ne t’en veux même plus, je nous regarde comme des étrangers, comme deux cons qui se sont déchirés, usés, fil par  fil, jusqu’à se casser, jusqu’à se détester. J’ai vieilli, j’ai compris, j’ai réfléchi, c’était il y a des années, tout se voile un peu, les souvenirs sont moins clairs, tout est plus léger, même le goût de ta langue, baisers mentholés, sucrés poivrés. J’ai fait le tri, je ne garde que le meilleur, ce qui fait la vie jolie quand on la regarde dans le rétroviseur, ce qui fait aussi que je crève d’envie de te voir, de savoir, de te serrer, de t’embrasser.

Je me retiens. Je n’appuie pas sur Envoyer. Les mots restent là, noirs sur vert, jamais énoncés. Parce que je nous connais. Parce que tu es trop beau et que je suis trop faible. Parce que je ne voudrais pas remettre le bordel dans mes petites affaires, celle là même que j’ai réussi à trier, parce que je veux nous garder intacts, un peu cornichons, préservés au vinaigre doux plutôt qu’au formol, sans remords, ni regrets.