Sa mère

Moi j’ai toujours préféré les parkings aux plages, les usines aux musées, les quartiers sales aux dessous chics, comme si j’étais pas faite pour rentrer dans le rêve des autres, celui qu’on te raconte petite fille, les études longues et le gentil mari, l’appartement cossu et la voiture tableau ronce de noyer inclus. Je me demande comment on fait pour formater correctement les enfants, quand on a la chance d’être né ici, blanc et en bonne santé, quand les petits trop nourris n’ont d’autres préoccupations que l’heure de leur prochain biberon, comment j’ai pu passer tout à fait à côté de tout ce qui paraît cool quand on grandit, les pulls Barbie, les anniversaires, les meilleures amies, les bonbons et les pyjama parties. Petite je me trimballais déjà ce corps pas tout à fait adéquat, cette grimace gauche et crispée pleine de timidité, et la certitude que je n’étais pas vraiment normale, que les années seraient longues avant que je me fasse des amis, des vrais, avant de me faire adopter pas ces gens qui avaient déjà tout compris à la vie. Mes parents ont bien essayé de me coller des cousines dans les pattes pendant les vacances, des plus belles que moi, des plus grandes, des plus dégourdies, mais notre patrimoine génétique n’a pas suffit. Je jouais bien la comédie, il le fallait bien, devant ces adultes émerveillés de me voir si entourée, une maison pleine de copines et de cousines convoquées par ma mère sans même me consulter, tu auras des amies ma filles, tu t’amuseras et tu partageras, c’est comme ca. Et puis il y avait toujours une pauvresse à sauver, une ado contrariée que ma mère prenait quelques mois sous son aile comme un projet, persuadée d’être damnée pour avoir avoir divorcé, faisant de moi l’enfant unique type de ma génération, elle semblait se racheter une conscience en gâtant l’orphelin et la rejetée, m’inventant pour quelques temps une fratrie imaginaire de bras cassés.

Ma mère devenait la confidente, l’alliée, celle à qui on peut tout dire. Moi je n’avais rien à dire. Et surtout pas envie de parler, surtout pas de moi, surtout pas de mon père, surtout pas de ce à quoi je pensais. Il y avait tout le bruit rassurant des autres pour nous éviter de nous regarder, tous les mots de ces filles qui se déversaient dans l’oreille de ma mère jusqu’à ce qu’elle en oublie de m’interroger, jusqu’à ce que le son de ces blablas adolescents couvre le gong sourd et puissant de l’absence, du manque, du père qui disparaît, de la vie qui s’écroule, d’une enfant qui refuse de dire, qui fait l’huitre, qui ressemble trop à son géniteur, qui n’arrête pas de grossir, qui cesse de ressembler au portrait parfait qu’on avait dessiné. J’étais jalouse bien sur, de ma mère, si parfaite, belle, cultivée, mince, douée, qui semblait arriver à se faire aimer de toutes sans se forcer, la mère de Daria, elle est vraiment trop sympa, on vient de loin profiter de sa compagnie, la consulter, lui parler, et moi je suis là, sur le tabouret d’à côté, la clope au bec, j’acquiesce. Je partage mes « amies’ avec ma mère. Je n’ai pas le choix. Seule je n’ai pas de quoi les retenir, de quoi les intéresser. Je ne suis pas assez pour motiver leur amitié. Je ne sais pas si c’est vrai. Mais c’est ce que je ressens profondément dans ces instants. J’envie mes amies, qui vivent leurs premiers amours, leurs premiers baisers, tandis que je reste comme une baleine autiste sur le côté. Je jalouse ma mère qui porte sur elle le masque du bonheur et de la réussite. Je n’ai pas le recul pour comprendre. Je ne lis pas encore entre les lignes. Je suis aigrie. Mais je fais semblant. Parce que mon rôle n’est pas celui ci. Parce que je suis celle qui est toujours en forme. Toujours partante. Toujours de bonne humeur. La rigolote. Celle qui est toujours là. Lassie chien connasse.

Je ne suis plus aigrie. Je suis un peu amère. De n’avoir pas su profiter de ces années. De me rendre compte 15 ans après de ce qui aurait pu être, de ce que j’ai laissé filer, par bétise, par timidité, par jalousie, par incapacité totale à profiter de l’instant sans me projeter dans un scenario catastrophe pour les heures d’après. Je me console bien sur en pensant qu’on est tous idiots entre 12 et 17 ans. Je regrette de ne pas l’avoir été vraiment. De ne pas avoir fait de vraies grosses conneries. Je rêve parfois que j’y retourne, dans mon corps tout juste formé, avec ma hargne et mon caractère de maintenant, je rêve que je ne m’écrase plus, que je parle, que j’ose, que je ne me laisse plus faire, que je dis, que je me révolte, que je me laisse aller à cette fichue crise d’adolescence qui me prendra trop tard quelques années après. Je m’imagine plus petite encore, je m’invente une enfance. J’ai la particularité d’avoir complétement occulté mes premières années. Mes premiers vrais souvenirs arrivent vers 9 ans, au divorce de mes parents. Avant, tout est permis. Peut-être bien que j’avais même un pull Barbie.

14 réflexions sur « Sa mère »

  1. Oui on est tous cons entre 12 et 17 ans, tous moches et un peu niais. Mais on n’est pas tous capables de sortir d’aussi bons articles plusieurs années après.

  2. C’est beau pour ceux qui te lisent et te regardent mais en dedans et pour toi ça doit être un peu complexe d’être toi.

  3. J’aimerai revenir au début de l’adolescence, avant que mon corps féminin ne soit formé, j’aurai parlé à ma mère, je lui aurai dit que c’est pas le bon, j’aurai peut-être pas eu à souffrir de ces années à devoir agir en fille, à garder mes cheveux longs alors que c’est pas ce que je suis.

    Et j’aurais fait beaucoup plus de conneries, mon père aurait peut-être arrêté de me voir comme sa petite fille parfaite et les choses auraient été plus facile.

  4. J’entends parler de toi depuis longtemps mais c’est mon premier tour sur ton BLOG. Il y a une belle plume et l’envie de dire des choses. C’est courageux et ça demande beaucoup ce genre d’article. Tu as des couilles!! Au sens littéraire du terme :-). Chapeau bas. Compte moi permis très nouveaux lecteurs.

  5. ça me parle tellement, tes mots sont si justes. Que j’ai haï cette mère « si formidable » alors que je me sentais comme un tas de merde. Merci.

  6. Même sentiment parfois de gâchis de l’adolescence, de me dire que j’aurais tout fait différent, de pouvoir la revivre avec la « maturité » ou du moins l’état d’esprit de maintenant. Que j’en aurais profité!
    Pourtant, je suppose qu’il fallait en passer par là pour devenir ce que je suis blablabla. Reste à espérer que ce n’est pas le bout du chemin et que je serai toujours en gestation.
    Merci pour cet excellent article.

  7. Boum : de retour sur la toile, je viens de me prendre tes deux derniers billets comme des baffes à l’âme… une fois de plus.
    C’est dur de trouver certains mots.
    Dur de les lire, et dur de trouver comment exprimer ce qu’on a ressenti au fond de soi en les lisant.

  8. « J’ai la particularité d’avoir complètement occulté mes premières années.  »
    waaa c’est cool, chuis pas la seule !

  9. Les grosses, les très/trop grosses conneries, des 12/17… enfin plutôt 19 ans, je les ai faites.
    Certes, ça n’a rien arranger. Ça a même tout empirer. Mais là ou t’as raison, c’est qu’à cet âge con, ça fait un bien fou de pas être « l’écrasé ».

    Sinon… ton texte, tout ton texte… juste love, quoi. Vraiment.

  10. Avoir peur de chaque projet, de chaque moment au point de s’en extraire ou même de les prévenir, n’avoir rien fait de ses « belles années » et même au-delà des 17 ans, avoir occulté presque tout… On connait.

    « J’vis au milieu de 60 millions de Joconde… »
    « Même une bonne déprime m’aurait bien dépannée ».

  11. J’adore c’que vous faites. Je vois que tu modères tes commentaires alors je vais pas commenter chaque article pour pas avoir l’air de trop en faire. Mais honnêtement j’ai envie d’en faire beaucoup. J’ai envie de te comparer à Despente mais on a du te le dire 1000 fois. Et peut être que ça t’as même pas flatté. Du coup je le fais pas. J’arrête même de lire ton blog pour aujourd’hui. Je m’en laisse un peu pour plus tard.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *