Scrapbooking

J’ai l’impression de le connaitre. J’ai l’impression de l’avoir déjà touché. Quand sa main frôle la mienne, je ne tremble pas, je me demande quand il reviendra, quand ses yeux du dedans s’ouvriront pour lui raconter nos rencontres irréelles. Je me demande évidemment s’il ressent tout ça. Je guette les coins agités de ses paupières et ses mains qui ne se posent jamais la où je les attends. Je le regarde me regarder, et mes yeux se perdent par dessus son épaule, je ne suis déjà plus là.

J’ai l’absolu facile, je suis peut-être sorcière. Il me semble facile de dire les gens qui comptent seulement quelques minutes après les avoir serrés. Ni naïve, ni obsédée, ils vont comme ils viennent, et le sentiment de les avoir au creux de mon ventre me suffit souvent. Ils ont été, ils sont, ils seront, ils ne font que passer, les définitions et les temps a conjuguer ne troublent pas mes certitudes. Je sais, parce que je sens. Parce qu’on me le souffle. Parce qu’on me le frappe dans le cœur. Parce qu’on me l’encre quelque part d’invisible. Je suis tatouée des pieds à la tête de ces noms d’inconnus, de ces surnoms que je donne à ceux que je croise, pyrogravure magique indolore dans ma chair molle, fille croisée au Luxembourg l’été dernier, regard clair et sac en macramé, discussion sur l’Angleterre, repartir ou rester, ton nom sur ce collier cheap qui ne cesse de griffer ton décolleté, un café, un numéro tronqué, retour au noir, fin de l’acte premier. Pourtant je me souviens, je te garde et je te préserve dans mon placard à petites surprises jolies, confiture cannibale pour petits déjeuners solitaires, j’ai des petits pots de sangs pleins mes étagères.

C’est idiot de s’attacher aussi vite à ceux qui passent sans s’arrêter. Ils me préviennent pourtant, elles disent leurs habitudes et leurs tourments, surtout ne m’en veux pas, surtout ne crois pas ce que je te dis, surtout oublie le son de ma voix, mais pourquoi se laisser attraper, pourquoi se laisser toucher, si on ne peut rien garder, même pas l’emballage bruyant de la surprise, plié dans les bons traits en plusieurs couches, rangé à jamais dans une boîte qu’on oublie. J’accumule les souvenirs, je les confonds parfois avec des rêveries, je confonds volontiers ce qui aurait pu être et ce qui a été, je colorie au feutre usé les contours flous d’une amitié ou d’une relation, je gomme les jours de colère, je surligne et je scrapbooke comme une ménagère docile, des couronnes de petites fleurs en papier entourent les photos jaunies. Je voudrais une sépulture décente pour ceux qui s’en vont, qui sortent de ma vie pour ne jamais y retourner, qui vivent ailleurs, sans moi, les enterrer proprement, avec couronnes et grands discours, musique et tremblements, dire adieu, c’était bien, surtout ne reviens pas, oublie moi.

7 réflexions sur « Scrapbooking »

  1. Tu mérites d’être lue par plus de gens.
    Sérieusement…

    Je comprends pas pourquoi je suis pas arrivée là avant. Maintenant que j’y suis, je sais que ça devait me manquer.

  2. Ohlalala, j’aurais pu écrire ce texte. Ah en fait non, je n’aurais pas fait aussi bien.

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