Oser

Tu devrais écrire. Tu devrais postuler. Tu devrais croire en toi. Tu devrais prendre le temps. Tu devrais croire en tes talents. Bien sur. C’est facile de croire pour les autres. Arrête tout, tu vas réussir. Quitte ton poste chiant de petit cadre pénible, envoie valser ton boss, chie sur ton bureau et roule une pelle à la secrétaire. Vas-y on te dit, vas-y on te regarde, et on se marre, et on attend de voir. Ils sont jolis ceux qui te conseillent, bien assis sur leurs certitudes, bien installés dans leurs petits appartements douillets, la carte Gold qui brille au Daily Monop pour deux sandwiches et un smoothie. Ils prennent des risques eux aussi, au travail, en spéculant, ils grattent le sol en béton de leurs dents trop longues, ils sautent dans le vide en espérant peser plus lourd que l’autre, les fracasser, les écraser. Leur vide est calculé, politiques internes du chef Truc qui a laissé entendre à Machin N-2 que Bidule pourrait partir, ils louent leurs appartements pendant leurs vacances, ne rien perdre, ne rien créer, tout transformer. Ils te regardent jouer avec tes trois billes dans le sable un peu crade de ton parc, t’es pas le môme le mieux fringué, tes chaussettes ont la couleur un peu grise de la lessive cheap, mais tu sculptes des dinosaures dans le magma puant d’une crotte fraîche de caniche. Ils se moquent, ceux qui ont les mains propres. Tu seras le clown, l’artiste, l’inadapté, celui qu’on invite aux dîners pour distraire l’assemblée, celui qui raconte ses galères, celui qui vit libre, lui. La chance que tu as, qu’ils disent, de vivre libre. Pauvre, mais libre. Ils échangeraient tout de suite, s’ils pouvaient.

Mais ils ne peuvent pas, tu vois, entre les traites de la maison et l’école de la petite. Mais toi tu peux. Parce que rien ne te retiens. Depuis la merde de caniche moulée, depuis ta première fugue, depuis ta première gueulante, rien ne te retient. T’es le funambule le plus nul de l’histoire du cirque, presque jamais en équilibre sur le fil, toujours la gueule un peu fracassée sur les côtés, les yeux qui regardent le ciel, quand même. Mais toi tu oses.

Et eux ils regardent. C’est un genre de figure imposée. Les baiseurs et les baisés. Les rêveurs et les capitalistes de l’idée. Les artistes et les publicitaires. Toi et ton père. On serait mieux pétant dans la soie, pissant le Ruinart, on serait mieux riches et cons, insouciants jusqu’aux artères, on serait mieux libres de toutes contraintes, de toutes factures, de toutes envies pressantes de viande ou de PQ, de toute nécessité impérieuse de se loger. Tu vieillis et tes rêves ternissent, plus de putes sur le yacht à St Tropez, juste un appart’ pas trop horrible, un boulot qui prenne pas trop la tête, du temps pour penser, pour écrire, pour peindre, pour dessiner, pour regarder les nuages.

Tu seras jamais comme eux, je crois pas au destin, c’est peut-être dans les gênes, ou juste dans la caboche, on fonctionne pas pareil. Ils t’envient et ils se moquent. Tu les envies, tu les moques. On se regarde vivre, aquariums respectifs, double vitrage blindé, pas d’échanges possibles, tu perds ta conscience, ta liberté, ils perdent leurs vacances au soleil et leurs baskets griffées. On est jamais libre comme on voudrait, toujours attachés au pied de quelqu’un, du rêve de nos parents ou de nos propres manques, toujours essoufflés à courir derrière l’image fantasmée de nous même, cet être parfait selon nos critères, cet oasis au milieu des désillusions, cette personne qu’on ne sera jamais. Mais qu’on se vante d’être parfois, quand les autres font trop de bruit avec leurs vies parfaites, qu’on survend et qu’on surjoue pour s’inscrire dans une case, pour se présenter. On fait des compromis, toujours, tout le temps, avec nos idéaux et nos éthiques, avec nos rêves et nos désirs. On se l’avoue rarement. La vie est moins drôle en gris foncé.

10 réflexions sur « Oser »

  1. Magnifique, c’est du Daria Marx pur jus. Merci.

  2. Je vais me pendre et je reviens. Non, je déconne…

  3. Oser dire à une inconnue que ses mots nous touchent, regarder le funambule exécuter son numéro d’equilibriste et se dire que c’est sa fragilité qui fait la beauté, envier le courage, imaginer les efforts…. A la fin il ne reste qu’une chose : l’envie de dire merci depuis l’autre côté du curseur.

  4. « Tu seras le clown, l’artiste, l’inadapté, celui qu’on invite aux dîners pour distraire l’assemblée, celui qui raconte ses galères, celui qui vit libre, lui. La chance que tu as, qu’ils disent, de vivre libre. . » Ça c’est à peu près ce que j’ai ressenti à chaque nouvelle histoire d’amour qui foire sous couvert de « Toi tu ne fais pas de concession, tu es autonome, tu vois grand ». Combien derrière mon dos ont bavé « Y a un moment, à force de faire la difficile, elle va crever seule comme un chien » ? Etre en marge peut revetir beaucoup de costumes. Un très beau texte

  5. « On est jamais libre comme on voudrait… » jusqu’à la fin.
    Wahou, la claque dans la gueule. Absolument vrai. Malheureusement vrai.
    Je fais parti des lecteurs fantôme, qui passe sur la pointe des pieds depuis des années maintenant…
    Mais aujourd’hui, j’ai eu envie de commenter. Pourquoi? On s’en branle.
    Ca m’a juste fait réagir.
    Merci Daria d’écrire la vie comme tu le fais.

  6. Je suis aussi une lectrice fantôme qui se contente d’habitude de lire puis de fermer l’onglet, mais là, vraiment, ton texte m’a beaucoup remuée. Alors voilà, du coup je commente aussi pour ne presque rien dire.

  7. « Tu devrais croire en toi. » Combien de fois par jour me balance-t-on ça? Comme si c’était facile, comme si ce n’étais qu’une question de « volonté »… En soi ou en Dieu la foi ne se commande pas.
    Merci Daria de toujours trouver les mots justes.

  8. Je ne laisse jamais de commentaires sur les blogs. Je n’ai pas de carte Gold. Je ne pense pas que vous devriez, je pense que vous devez: garder votre job et commencer à écrire un roman en lieu et place de vos notes de blog (même si cela me privera de vous lire dans l’immédiat).

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