Léon

Il avait toujours eu belle allure Léon. Bien mis, chaussures cirées, eau de cologne discrète, celle qui sent le placard propre, la chemise si bien repassée qu’on lui voyait les plis, comme juste sortie du sac, toute neuve d’amour, amidonnée par Pierrette, le col d’abord, le dos, les manches et la boutonnière. A l’hôpital il est resté fier, le dos cassé sur les ressors pointus du lit d’appoint, 67 jours, 68 nuits à serrer sa main transfusée et amaigrie, ils s’étaient fait une promesse il y a des années déjà, avant les enfants, avant la grosse entreprise et la maison de vacances en Bretagne, le voeu de ne jamais se séparer plus d’une nuit, c’était juste après leur mariage, quand ses mains ne quittaient plus le corps de Pierrette, quand ils passaient leurs nuits à fumer sur le sommier donné par la grand-mère pour les installer, c’était avant la maladie, avant la morphine, quand elle se souvenait encore de son prénom, quand ses yeux s’ouvraient tous les matins pour le regarder s’étirer. Il était parti parfois, pour les affaires, mais jamais plus d’une nuit, il n’avait jamais trahi ce serment un peu idiot, il n’avais jamais failli. C’est elle la tricheuse, c’est elle qui est partie d’abord, un matin, dans ses bras, sans même qu’elle ne le sache, abrutie par le goutte à goutte morbide, elle est partie sans rien dire, sans même que son visage ne se crispe. Il a attendu un peu avant de presser le bouton d’urgence, avant de prévenir l’infirmière, avant d’entendre le médecin entendre dire tout haut ce qu’il savait déja, il a pris le temps de la faire reposer sur son oreiller, de caresser ses cheveux et d’embrasser le bout de ses doigts rendus bleus, il a replié la couverture sur ses pieds, comme si elle avait froid, comme si elle dormait. Quand tout était en ordre, il a prévenu, ils sont arrivés, elle est partie, dans un sac et dans une boîte, dans une chambre froide et dans la terre, et puis Léon est rentré chez lui.

A la maison, plus rien n’était pareil. Il y avait encore son odeur dans la salle de bain, son parfum et ses chaussons, mais sa tasse préférée, celle du café du matin, restait sur l’égouttoir de l’évier, sèche, abandonnée. Il a mis du temps à ranger, ses vêtements et sa broderie, à trier. Il a pleuré souvent sur les cartes postales, sur les mèches de cheveux, sur les albums photos, sur une boîte de conserve ou juste sur rien, il a pleuré parfois seul, assis sur le canapé, les yeux noyés, aveugle de douleur. Il a pleuré un peu avec les enfants, mais Léon sait qu’il doit se tenir, qu’il doit rester droit, pour ne pas les inquiéter. Il lui reste encore quelques chemises repassées dans l’armoire, il les garde précieusement, pour les jours où ils viennent, pour bien présenter, pour ne pas faire pitié. Mais il a maigri Léon, il oublie de manger, il ne sort plus beaucoup, il oublie d’aller danser. Parce qu’elle aimait ca, danser, Pierrette, tous les dimanches après-midis, elle mettait ses escarpins de sortie, les spéciaux pour le tango, avec le talon court et la bride cirée, elle se faisait un peu plus jolie, et elle dansait, avec lui ou avec d’autres, elle lui a fait promettre de continuer, de retourner danser, mais Léon n’y arrive pas. Il se prépare pourtant, il se coiffe et il se regarde longtemps dans la glace, il passe son manteau, descend les escaliers, attrape ses clés, et appelle Pierrette, pour qu’elle se dépêche. Mais elle n’arrive jamais, bien sur, et sa voix résonne, grotesque. Il a promis Léon, alors il aimerait bien y arriver, à danser, et puis à rencontrer quelqu’un, parce que ca aussi, il a promis. De ne pas rester seul, de ne pas se laisser aller, de refaire sa vie. Seulement à 83 ans, Léon n’a plus envie. Plus envie de rire, plus envie de séduire, d’ailleurs il a oublié, il se sent vieux et con, Léon, il se transforme en vieux schnock, comme elle aurait dit, il veut juste que le temps passe, et qu’on lui foute un peu la paix. Surtout elle, d’ailleurs, et les promesses.

Ca fait un an maintenant que Pierrette est partie. Léon n’est pas retourné au Dancing. Il a essayé, ca le rend triste ces lumières qui tournent sur le plafond, ca lui donne envie de pleurer, et il ne sort pas pour être triste. Il a essayé les boules, il est parti en voyage organisé, il va un peu plus chez ses enfants, il a appris à repasser. Il n’a pas tenu sa promesse, mais il a fait la paix avec ca, parce qu’elle doit bien voir, de là haut, que c’est pas possible de lui demander tout ca. Que c’est trop dur, que ca ne marchera pas. Il a rencontré quelqu’un, rien de bien sérieux, ils vont parfois au cinéma, ils parlent de l’été prochain, peut-être louer quelque chose dans le Sud, on verra. Il ne sait pas bien, Léon, si il sera là l’été prochain. On lui a trouvé une aorte près du coeur toute tarabiscotée, prête à exploser, comme fendue par la peine. Ca ne l’inquiète pas trop lui. Il a des médicaments, il se repose, le médecin lui a demandé de se préserver. Et puis si ca pète, si un matin, en s’étirant devant la fenêtre, en cherchant encore le corps de Pierrette derrière lui dans l’angle de la porte miroir de l’armoire, il tombe d’un coup, comme un vieil âne malade, qu’est ce que ca fera ? C’est pas qu’il voudrait partir, Léon, il y a pensé quelques fois, la tête dans le four, la corde au cou, mais c’est pas son genre, on ne fait pas ces choses là. Mais si son coeur explose, de trop d’ennui, de trop de peine, de trop avoir langui dans sa maison morte, de trop avoir appelé son nom avec sa voix qui porte, alors il ne sera pas triste, il n’aura pas triché, il ne s’en voudra pas. Alors en s’endormant, il y pense souvent, à ce matin où il s’en ira.

10 réflexions sur « Léon »

  1. Juste merci. Comme à chaque fois qu’un texte me touche beaucoup, je manque de mots pour commenter …

  2. J’ai repensé à la nuit où je n’arrivais pas à dormir, j’avais écouté la radio.
    Un homme avait raconté cette histoire, et j’avais été aussi touchée que tu le dis ici.

  3. Cette histoire est bien réelle et se conjugue au présent chez moi. Un des deux va partir. Et l’autre ? Quel sera son avenir ? C’est dans l’ordre des choses, mais il est douloureux, l’ordre des choses, parfois !

  4. J’ai entendu ce monsieur à la radio l’autre soir, et ton talent me saute encore plus aux yeux aujourd’hui.

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