Couchés dans le foin

Je passe souvent mes nuits avec Charles Aznavour. Il rentre vers 2h du mat’ auréolé de sueur d’avoir chanté trop fort, mais il ne file pas se coucher, oh non. On danse, Charles et moi, en ombres chinoises contre mon mur blanc, on danse et on se regarde, nos pieds battent la chamade sur le parquet de ma chambre, j’ai mis ma plus jolie jupe, celle qui tourne, mes souliers sont vernis et font tap tap dès que je marche, il porte à sa veste une pochette un peu désuète assortie à la couleur de mes yeux, et nous tournons des heures. Il n’est pas vieux mon Charles, et quand il me regarde, j’aime les lignes qui soulignent ses yeux tristes, j’aime ses mains tachetées sur les miennes quand il me fait valser, il sent l’eau de cologne et les cigarettes blondes, un trait de whisky peut-être sur son haleine. Je bats des cils, je roucoule contre son son épaule amidonnée, et ma tête s’abandonne parfois quelques secondes de trop sur son épaule, le temps d’un d’un temps plus lent, le temps d’un pas plus langoureux, il murmure les paroles que je connais déjà par coeur, et c’est tout son orchestre qui gronde dans sa poitrine, je sens les cuivres dans mes jambes, je chancelle, il me relève. Il allume ma cigarette d’une main, replaçant sans y penser une mèche sur mon oreille.

Je le chasse parfois pour d’autres amants, de grands Jacques ou une petite dame en noir, ils arrivent tous me prendre par la main dans mes nuits les plus longues, dans mes heures les plus dures, je n’ai pas besoin de sortir de ma couette pour les accueillir, mes amis imaginaires. Ils sont les plus fidèles compagnons, les plus rassurants, les plus justes, ils connaissent tout de mes idées noires, et au fil de leurs voix, ils me réconfortent, ils me font pleurer, ils saisissent ma poitrine, bien serrée dans leurs gorges, ils sont là, sans prendre de place, sans demander rien en retour que le droit de me hurler que tout est universel, qu’il n’y a pas d’amour heureux ou de Marieke qu’on ne puisse conquérir. Assis sur le coin de mon lit, ils chantent juste pour moi, pour ma joie ou pour ma peine, comme une mère une berceuse, comme une bonne fée veille sur un couffin, je suis enveloppée de leurs mots, si beaux, si clairs, si simples, qu’il me semble que je pourrais jamais rien dire de mieux qu’eux. Que tout est dit là, dans ces centaines de chansons, que tout est là de nos tourments à tous, de nos âmes, qu’il y a toujours une chanson pour coller à ton envie, à ton désir ou à tes larmes. Bien sur tout cela est souvent léger, les petits accidents, les petites histoires, mais ce sont bien ces minuscules bribes de minuscules histoires accumulées qui font nos vies, pourquoi toujours vouloir se définir par les grandes lignes, pourquoi ne pas s’attarder sur nos plus petites victoires, pourquoi ne pas nous laisser porter.

Si je t’ai blessé, si j’ai noirci ton passé, viens pleurer au creux de mon épaule. Viens tout contre moi, et si je fus maladroit, je t’en prie, chérie pardonne moi. Voilà. Il ne m’en faut pas plus pour me consoler. Il n’en faut pas plus pour me sentir mieux. Je ne sais pas si c’est la voix, le texte, ou le piano, ou la concordance des temps géniale. Car si tu partais, si mon bonheur se brisait, mon amour, combien je souffrirai. Ce ne sont pas les Beatles de ma mère, ou le Gainsbourg de mon père, qui viennent veiller sur mon sommeil, ce sont mes idoles à moi, mes souvenirs fantasmés, mes rêveries sur leurs paroles, qui m’embrassent et ne m’abandonnent jamais. Je les sors, précieux, de leurs écrins, pour les animer en noir et blanc, je monte un film naïf dont je suis l’héroïne, dont je choisis la musique, une comédie musicale parfaite, mon Broadway, mon Mogador. Et quand je les ai fait danser, quand ils ont tout donné au pied de mon lit, quand ils sont exangues d’avoir trop poussé la voix, ils me laissent m’endormir et se retirent sur la pointe des pieds. Ils disparaissent, jusqu’à la prochaine fois, la prochaine nuit, la prochaine insomnie. Et je me réveille, comme dans un rêve.

Contre la loi Taubira

Jeudi soir, dans tout Paris, les opposants à la loi Taubira décident d’une grande opération de communication : ils vont distribuer des tracts à chacun des sorties du métro. Je n’ai pas pu me rendre aux manifestations soutenant ce projet de loi, et j’étais un peu sur ma faim, je voulais faire quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Je décide donc d’aller empêcher de tourner en rond les empêcheurs de s’aimer tout court en ralliant ma station de métro la plus proche, Porte d’Orléans, accompagnée de mon sidekick le plus cool, le Robin de mon Batman personnel, Mélanie. On tombe d’abord sur un mec d’une trentaine d’années, seul devant la bouche béante, qui distribuait sa merde et ses éléments de langage putassier. Je fonce sur lui avec toute l’élégance et la grâce qui me caractérisent, et lui demande de lever le camp. Pas de discours de haine dans mon quartier, je ne le supporte pas. Il n’est évidemment pas d’accord. Je lui arrache donc sa pile de tracts des mains, et je la déchire souplement dans la poubelle attenante. Grosse ambiance. Je suis une nazie, une fasciste, je pisse sur sa liberté d’expression, je ne dois pas être fière de moi, je fais le jeu de l’homophobie, etc. On engage ensuite la discussion sur LE sujet, le fameux mariage pour les homosexuels. Et là aussi, tout y passe. Je suis une mauvaise française. Je ne peux pas réclamer tous les droits pour tous. Tout le monde ne doit pas avoir les mêmes droits, sinon c’est l’anarchie. Il n’est pas homophobe, non, non. Il est pour la nature. Pour l’ordre des choses. Et si les lesbiennes, si les gays, veulent des enfants, ils peuvent, il leur suffit de se marier avec une personne de l’autre sexe. Et si ils n’acceptent pas cet état de fait naturel, ils n’ont qu’à se considérer comme des êtres stériles. J’embraie donc sur les couples stériles, et j’apprends que selon ce jeune homme, les couples stériles n’ont pas la capacité à être parents, et ne doivent donc pas avoir d’enfants. Que les adoptions sont des pis allers, qui permettent juste de soulager les institutions d’enfants non désirés, mais que l’adoption est quelque chose de dangereux. Qu’on le voit bien, d’ailleurs avec le nombre d’enfants adoptés qui deviennent des délinquants, au nombre de parents adoptants qui ne savent pas comment gérer leur enfant adopté. Bien bien bien. Enorme ambiance. Tout cela ne tient pas. Je le soupçonne d’être surtout habité par la conviction biblique de la dangerosité de l’homosexualité, même si il mesure son discours. Quelque chose ne tient pas, et quand je le mets face à ses contradictions, il s’échappe, me relance sur ma notion de la famille, de la norme. Mélanie use de son doux timbre de voix pour abreuver  le mec d’arguments plus ou moins logiques, ne le laisse plus en placer une. Je me place en face de la sortie du métro, et je commence à gueuler, à hurler un peu, je dis aux passants de ne pas hésiter à demander leur tract auprès de ce jeune homme qui lutte contre l’amour, contre l’union de deux personnes qui s’aiment. Notre interlocuteur est de plus en plus énervé, il sent que la situation lui échappe, il n’a plus de tracts. Il se casse. Mais il y a plusieurs sorties, et je le soupçonne d’être reparti distiller sa merde ailleurs. Je reprends donc mon vélo.

Arrivée à la sortie principale, je tombe sur mon charmant con, entouré de trois autres personnes, qui distribuent elles aussi des tracts anti loi Taubira. Je pose mon vélo contre la grille du métro, et je m’avance vers eux. Ca ne plaît pas, et le mec avec qui j’avais discuté précédemment me bloque, un peu comme un mauvais joueur de basket, il se plante devant moi et m’empêche d’avancer, faisant mur de son corps pour me bloquer la vue et la voix. Je le préviens d’éviter de me toucher ou de faire le moindre geste brutal. Je dégaine mon Iphone et je fais mine de commencer à filmer. Son pote lui dit d’arrêter, par respect ou par peur de la diffusion des images, je ne sais pas, le mec s’écarte et dégage mon vélo d’un grand coup de pied. Ok. Je demande à la petite bande de remballer leurs paperasses et de dégager, mais j’ai bien conscience qu’ils ne le feront pas. Alors je continue à gueuler. Comme le Monsieur Loyal d’un mauvais cirque, j’explique à chaque fournée de voyageurs qui sortent de la bouche de métro que ces gens sont là pour empêcher le mariage des homosexuels, qu’ils sont là pour empêcher l’amour et la différence. Bien sur mes slogans ne sont pas toujours fins, je n’avais pas préparé à l’avance cette altercation, alors je me retrouve à hurler « Si tu veux casser du pédé, prends un tract » ou « Si tu refuses que j’élève un enfant avec ma compagne, prends un tract », ou tout simplement « contre le mariage des gens qui s’aiment, contre le droit pour tous, c’est par ici m’sieurs dames ». Mes opposants sont effarés. Ils osent à peine tracter. L’un d’entre eux se met à filer ses tracts avec la phrase « Pour l’amour, dites non à Taubira ». Je les sens un peu dépassés par ma volonté évidente de nuire. On discute un peu, entre chaque arrivée de métro, et leurs arguments toujours plus sots me mettent de plus en plus en colère. L’important, m’expliquent ils, c’est pas le mariage, c’est la filiation. Parce que la filiation, c’est un papa et une maman. Et le reste ? Le reste, ils ne savent pas trop. Apparemment, l’adoption, c’est pas terrible, les familles recomposées sont des problèmes. Je sens qu’ils meurent d’envie de me parler de leur foi, qu’ils se retiennent, alors je lâche l’avortement, comme ca, le droit des femmes sur leurs corps. Scandale. C’est le dernier tabou français me répond un des mecs. On a pas le droit d’être contre l’avortement en France. Il y a une dictature des médias sur l’homosexualité et l’avortement qui empêchent toute pensée critique. La France est vendue à ces idées dangereuses. C’est pas normal qu’on puisse avorter autant en France. Et si je suis lesbienne, parce qu’ils ont décidé que j’étais lesbienne, une hétéro ne peut à priori pas avoir des idées pro loi Taubira, je n’ai qu’à accepter mon état de stérilité. Ou changer pour l’hétérosexualité.

Je ne sais pas si ce que nous avons fait ce soir a changé le monde. Ou, si, d’ailleurs, je le fais, ca n’a rien changé. Ca a amusé beaucoup de passants, j’ai reçu de grands sourires, des accolades, des mercis. J’ai reçu aussi quelques regards noirs de ceux qui prenaient les tracts, comme une revendication de leur opinion. Alors pourquoi je l’ai fait ? Pour rencontrer ceux qui vont marcher à l’encontre de ce que je pense être un droit essentiel, d’abord. Pour voir ce qu’ils avaient dans le bide, ces gens plus jeunes que moi, élevés avec la même télé, avec les mêmes programmes scolaires, mais qui pensent si différemment, qui craignent, qui font des prédictions dramatiques sur l’état de leur pays si les homosexuels viennent à pouvoir se marier. Pour faire chier, bien sur, clairement, pour montrer mon désaccord, pour qu’on ne puisse pas laisser dire à 300m de chez moi des horreurs, pour qu’on trouve dans cette distribution homophobe un autre son de cloche, une voix divergente. Pour avoir l’impression de faire quelque chose, égoïstement. Pour ne pas être spectatrice de l’histoire qui se fait, en ce moment. Pour mes amis, mes amies, mes proches, qui sont comme moi, des humains à grands pieds, et qui veulent avoir, comme moi, le choix de se marier, d’enfanter, et d’être protégés par la République. Au même titre que moi, sans différence de droit ou de devoir. J’ai plié les gaules après une bonne heure de siège, attendue par d’autres. Je leur ai souhaité du courage, et une bonne soirée. Ils m’ont répondu d’un grand « Vive la France ». Pas la votre en tout cas. Pas cette France qui tourne en rond sur des archaïsmes, sur la haine de l’autre déguisée en science de la nature.

Merci de ne pas me violer

Alors il y a ces adolescents qui violent une fille comateuse aux USA. Et la presse qui se met à plaindre les violeurs. Parce que leur vie, à eux, est détruite. Et la foule des anonymes, cruelle, sauvage, qui se met à insulter, à menacer la victime, parce qu’elle aurait du se taire. Et puis cette journaliste, qui fond en larmes, en plein direct, parce que c’est vraiment trop triste, ces idoles locales du football religion qui tombent pour une si petite bêtise. Et puis cette vidéo, d’adolescents du cru, se filmant en train de disserter sur le viol de cette jeune fille, « sa chatte est aussi sèche que le soleil » « ce n’est pas vraiment un viol, on dirait qu’elle est morte, si ca se trouve, son dernier voeu était qu’on la baise », « elle est peut être morte c’est tellement drôle » et autres délicatesses. Il y a les réactions, de toutes, de tous, qui condamnent, qui se mobilisent, une pétition contre les médias se met en place, un fond de donation est crée pour soutenir la victime dans ses démarches après son viol. Il y a aussi les réactions un peu partout chez les féministes, nos cris, nos pleurs, de vraies larmes souvent, qui coulent devant nos écrans, parce que nous n’en pouvons plus, parce que nous sommes fatiguées, parce que le travail à faire nous semble si important que nous ne savons pas si nous pouvons y arriver. Car oui, informer, éduquer, participer à des cercles de réfléxion, tenir des blogs, ou militer sur le terrain, nous ressentons cela comme une obligation pressante, comme le devoir impérieux de faire changer les chose, de prévenir, de guérir, de libérer la parole. Nous ne sommes pas des super héros. Nous sommes juste conscients de l’enjeu énorme, de la tyrannie du patriarcat, du mal quotidien subi par les femmes en son nom. Nous nous soulevons pour des causes proches de nos histoires, ou plus éloignées, pour les femmes du coin, ou celles de plus loin. Souvent, nous ne sommes pas d’accords, nous clivons, sur les questions de la prostitution, de l’industrie du sexe par exemple, ou sur la simple manière de communiquer, mais je veux croire que nous nous rassemblons sur cette impulsion, sur cette envie de tout faire péter, de changer vraiment la société qui nous entoure, à notre échelle.

Et puis il y a ce texte, Comprendre la culture du viol, parce que c’est bien de cela qu’on parle, la RAPE CULTURE, pour citer « Nous vivons dans des sociétés qui excusent, banalisent, normalisent, tolèrent le viol. ». Je crois qu’on ne peut pas faire plus simple comme définition. Nous vivons dans des sociétés où le viol est toujours le fait d’un malade, d’un dérangé, d’un Guy Georges. Nous vivons dans des sociétés où les commissariats demandent aux victimes de décrire la manière dont elles étaient habillées, si elles avaient bu ou si elles avaient consommé des drogues, si elles avaient engagé un rapport de séduction avec le violeur avant de prendre une plainte. Nous vivons dans une société où l’on enseigne aux adolescentes, aux petites filles, mais aussi aux femmes, de faire attention, à ne pas provoquer le mâle, à se protéger de toute attention, à ne pas rentrer seule pour ne pas provoquer le destin, puisque ce dernier semble d’être irrémédiablement lié à une agression sexuelle. Nous vivons dans une société où on trouve acceptable de commenter le physique de Nafissatou Diallo, sur l’aspect des victimes des viols collectifs et des tournantes, ou nous nous permettons collectivement, en arrière plan ou en public, de penser qu’elle l’avait bien cherché, que finalement ca l’arrange bien de passer pour une victime, qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Je connais ces pensées, pour les avoir parfois, avant de me reprendre. Elle est habillée comme une pute, voilà une phrase que je me suis entendue dire, souvent. Qu’est ce que ca sous entends ? Car les mots ne sont plus légers, devant l’état d’urgence. Comment est-ce que je peux, moi, femme, survivante de violences sexuelles, me permettre ce genre de jugements stupides ? Parce que tout le monde le dit. Parce que tout le monde le pense. Soyons honnêtes. Parce que c’est normal. Et encore, j’ai la chance d’avoir choisi ceux qui m’entourent, mes amis, mes proches, et d’évoluer dans un cercle plutôt au fait des discriminations faites aux femmes, des violences et du sexisme. Cela ne m’épargne pas, pourtant. Quand j’étais au lycée, religieux, la chargée de notre éducation morale nous faisait souvent cette remarque « Que votre oui soit oui, que votre non soit non », devise des scouts. Malheureusement il ne s’agissait pas de nous faire réfléchir sur la valeur de notre parole, mais de nous indiquer que la moindre indécision pouvait se retourner contre nous. Qu’on ne flirtait pas impunément avec un garçon, qu’on risquait toujours quelque chose, parce que notre OUI pour un simple baiser, de simples attouchements, pouvait se retourner contre nous, sans notre consentement, et que nous n’aurions rien à dire.

Certains de mes amis masculins, ont aujourd’hui évoqué leur choc à la lecture de l’article que cite précédemment. Eux, ne sont pas comme ca. Eux, refusent les attaques contre eux. Eux, pensent le viol comme une abomination suprême. Eux, ne voient pas en quoi ils participent à la culture du viol. D’autres, qui ne sont pas mes amis, ont évoqué leur dégoût total à l’idée même d’être associé à celle ci. Parmi eux, le tenancier du Tag Parfait, le site hype de la culture pornographique actuelle. Est ce que le porno est un viol ? Certainement pas. Est ce que regarder du porno transforme les hommes en violeurs ? Je ne le pense pas non plus. Mais combien de vidéos commencent sur le refus d’une actrice, qui se laisse finalement faire ? Combien de NON se transforment en OUI OUI OUI à la faveur d’un scénario érotique ? Combien de gonzos éludent totalement le consentement pour mettre en scène des actes de plus en plus violents, de plus en plus humiliants pour l’actrice ? Bien sur, le gonzo, ce n’est pas la vraie vie. Enfin. Pour vous, qui faites la différence. Mais apparemment, c’est plus compliqué pour les ados masculins, par exemple, qui sont de plus en plus influencés par leurs masturbations forcenées sur les Tubes. Pas pour tout le monde. Et refuser d’entendre que tout cela participe à une ambiance spécifique, à une culture transversale du viol dans toutes les couches de la société, dans tous les médias, me semble très grave. Si il est injuste de faire porter une responsabilité individuelle, sur chacun de nous, hommes et femmes, dans nos manières de vivre, de consommer, de regarder des publicités ou d’acheter des yaourts, sur nos sexualités, sur nos pensées, alors vers qui devons nous nous retourner ? Vers qui envoyer ces millions de victimes en colère contre une société entière ? Comment leur expliquer que non, ce n’est pas de notre faute, nous qui n’avons pas compris que le viol était légitimé par l’ensemble, que l’agression sexuelle qu’elles ont subies est une fatalité, qu’une femme sera violée, puisque c’est ainsi. L’excuse ‘Mais moi je ne viole pas je ne suis donc pas concerné’ ne fonctionne pas. Il y a 50 nuances de gris entre le passage à l’acte du viol et la culture du viol. Il y a nos habitudes, nos archaïsmes patriarcaux, notre manière d’éduquer nos proches, notre sensibilité, notre engagement, les mots que nous utilisons pour en parler, il y a mille et un détails qui nous permettent de faire taire la culture du viol. Je n’ai pas à vous remercier de ne pas nous violer. J’ai à faire en sorte qu’on vous apprenne à ne pas violer. J’ai à faire en sorte que toute attaque sexuelle devienne grave. J’ai à vous sensibiliser sur les attaques insidieuses de la culture du viol dans vos mots, même quand vous n’êtes pas conscients. Je n’ai pas à dire merci.

Bleue

Avant j’aimais avoir des bleus. Je trouvais ca chic. Les bleus à l’âme, les bleus au corps, j’avais la fascination des marques, des cicatrices, sur mon corps, sur celui des autres. J’aimais qu’on me parle mal, j’aimais qu’on me frappe, j’aimais qu’on me provoque. Je me croyais masochiste. Dérangée. Je ne me mettais jamais en colère. J’aimais ce sentiment d’avoir été bien battue. D’en avoir pris pour grade. J’aimais le vide après la tempête. L’euphorie après le drame. Si tu ne dis rien, c’est donc que tu aimes ca. Peut-être. Je ne cherchais que la satisfaction immédiate de la douleur qui s’arrête. Comme un ado qui joue avec son cutter, qui taille et qui retaille dans sa chair, sans motifs, juste pour que ce moment, l’instant d’après, quand on arrête d’avoir mal, quand tout devient silence. Alors je laissais les gens me battre. Pas physiquement, pas souvent. Alors je me battais. Et je ne ressentais plus rien. Et c’était bon. De ne plus rien attendre. De ne plus rien vouloir. De ne plus bouger. Ankylosée par les endorphines, tétanisée de bonheur à l’idée d’avoir trouvé quelqu’un, quelque chose, pour te calmer. Calme toi. Cette injonction douce dans la bouche de ceux qui t’aime. Cet ordre dans celle de ceux qui profitent de toi, de ton mal être, de ta fêlure, si grande qu’on la voit de loin, si grande qu’on la devine dès que tu te mets à trembler quand quelqu’un hausse la voix.

Et puis j’ai découvert la colère. La rage. La montée de haine, rapide, plus forte que n’importe quel coup, que n’importe quelle insulte. Le rush. Il m’a fallu du temps pour me permettre d’identifier ma colère, pour me permettre de ne pas la confondre avec de la tristesse, avec de l’angoisse. J’étais en colère. J’étais bleue de rage. A force de me cogner dans les autres, à force de me faire mal, j’avais trouvé ce que je cherchais. Je ne suis toujours pas une personne de conflit. Je pardonne vite aux gens, pour peu qu’ils le demandent. Je trouve les circonstances atténuantes les plus grotesques aux pires offenses. Mais je suis en colère, c’est vrai, depuis longtemps, je le vois clairement. De n’avoir pas eu, d’avoir trop fait, d’avoir raté, d’avoir subi, d’avoir contribué, d’être. Mon crâne explose quand je lis, quand j’apprends, quand je regarde, quand j’écoute, tout me rappelle à mon ressentiment. Mes moyens de survie à cette agitation ont changé, je ne recherche plus la blessure, je ne veux plus souffrir pour me souvenir d’avoir été heureuse, je ne veux plus en prendre plein la gueule, toujours plus fort, pour me féliciter d’avoir survécu. Je veux vivre. Je ne veux plus qu’on me calme. Il me faut encore canaliser ces accès de rage, cette tempête soudaine pour presque rien qui me prend n’importe quand, avec n’importe qui. Mais je les préfère à mes anciens bleus, à mes accès de larmes, à ma quête effrénée du poing dans la gueule pour m’assommer.

Je ne suis pas n’importe qui. Je suis une femme en colère. Et je ne laisserais plus jamais quelqu’un m’expliquer que je ne suis pas à ma place, que mon animosité est déplacée, qu’elle est un symptôme ou un prétexte. La douceur, le contentement, voilà ce qui appartient au privé, à l’intime, aux relations consenties et réfléchies, aux échanges intellectuels d’égaux à égaux. Laissez moi mon indignation, laissez moi mon courroux, laissez moi m’aimer assez pour penser que ma parole doit être entendue, qu’elle est valable, maladroite, précipitée, embourbée de tics et de phrases alambiquées, mais qu’elle existe. Laissez moi le bonheur terrible de me donner du sens, sans attendre après quiconque qu’il me rende légitime, qu’il me regarde, qu’il m’éclaire. Laissez moi hurler, et chanter, et gueuler. Et si je vous agace, si je vous ennuie, alors éloignez vous, un peu, le temps de vous habituer, ou tout à fait, le temps de m’oublier. Mais ne me demandez plus jamais de me taire, de bouffer mes mots, de les ranger là quelque part dans le vaste mou de mon abdomen. Ne me demandez plus jamais de me taire.

La nausée

J’aime vomir et fumer, voilà mes deux seuls vices. J’aime les spasmes violents de mon ventre vide quand je l’ai purgé de son trop plein, j’aime mon imagination débordante pour vomir toujours mieux, les baguettes de bambou et les manches de brosses à dents, j’aime les dos de cuillères et les rouleaux vides de papier toilette, les toilettes chics où l’on s’agenouille sans se salir, les carrelages propres à peine troublés de quelques gouttes de salive qui s’échappent, par mégarde. J’aime fumer la nuit seule devant mon écran d’ordinateur, jusqu’à ce que la cendre s’écrase sur le clavier, que ma bouche pique et que ma langue rape, j’aime allumer une cigarette pour me récompenser ou pour me punir, pour me réjouir ou pour me donner l’air de réfléchir. J’aime par dessus coup le thé brûlant et la clope salvatrice qui m’écorche la gorge après chaque rendu, pas vue pas prise, encore une mission réussie pour Capitaine Boulimie. J’aime me promettre que je vais arrêter, y parvenir souvent, et puis oublier que j’ai juré, et me laisser prendre par les minutes de transe, avaler et rendre, mon ventre distendu, déformé par les litres de liquide, prête à exploser, à accoucher, à expulser, j’aime gerber plus que tout, voir les paquets mouillés de bouffe à peine mâchée coaguler sur les parois blanches de la faïence, attendre encore un peu pour tirer la chasse, voir la couleur de la gerbe changer, atteindre la bile, le creux, le vide, le calme. C’est mal, c’est pas bien, c’est tabou, c’est interdit, ca se soigne, je suis guérie, mais est ce qu’on oublie jamais vraiment ce qui nous donne le plus de satisfaction, ce qui fait qu’on se sent bien après avoir souffert, est ce qu’on oublie jamais les gestes et l’odeur dégueulasse et rassurante de la victoire sur l’angoisse, je ne sais pas, je ne crois pas. Personne n’y croit d’ailleurs, même pas ceux qui soignent, on reste à vie les hommes sandwichs de nos troubles, alcooliques, dépendants, anorexiques, boulimiques, on tombe du wagon, pas tout à fait, on s’accroche encore à notre billet de survie, juste assez pour se faire peur, pour se faire du bien, pour ne pas oublier peut-être, ce qu’on a été, ce qu’on est capables de s’infliger, la réassurance qu’on pourra toujours s’auto détruire, s’auto consumer, si tout devenait trop difficile. On est jamais vraiment à l’abri de ressentir, le bonheur, le malheur, la faim ou la joie, et quand tout est trop fort, quand tout te heurte si fort que tu gueules, t’as ta dent creuse pleine d’arsénique, ta grenade dégoupillée, un, deux, trois, gerbez.

Il serait urbain que je garde ce goût pour la gerbe pour moi, il dérange, c’est le geste qui vous incomode, imaginez vous les deux doigts bien enfoncés dans la trachée, vous avez perdu tout gag-reflex, votre glotte refuse de sonner l’alarme auprès de vos intestins, il faut aller plus loin, chatouiller plus fort, enfoncer encore, à chaque fois cette angoisse, à chaque fois ce suspens, est-ce que je vais y arriver. Il serait de bon ton que je crie partout que je suis remise, que ca ne m’arrive jamais, non vraiment jamais, que je donne l’exemple et que je témoigne de mon incroyable guérison face à la maladie, je gerbe aussi sur les groupes de paroles de menteuses repenties, celles qui pendant une heure se font l’éloge de leur pureté retrouvée, de leur esprit libéré. Personne n’échappe jamais vraiment au vers solitaire du crâne, nous les troublés, les inadaptés, nous savons bien qu’il se faufile quand il veut, ou il veut, qu’on peut lui échapper pendant des années, mais qu’il revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à poil ou déguisé sous d’autres tocs, sous d’autres maux. Alors plutôt que de se battre, plutôt que de l’endormir à grandes rasades de résolutions fumeuses ou d’exercices à compléter, on s’acoquine, on le charme, on se parle, on l’autorise à revenir. On n’arrive pas à ce genre de colocation vicieuse sans se soigner d’abord, je ne crache pas sur mes années à me réconcilier avec la bouffe, je ne renie rien de mes efforts ou de mes acquis, je sais juste qu’il est vain d’affirmer qu’on se sépare d’une partie de soi, qu’il est inutile de prétendre. Je le vois dans les yeux des autres, dans ta manière parfois de boire trop vite, de mélanger les cachetons, d’arrêter de manger, de sauter un repas, juste pour cette fois, je reconnais les signes, je me reconnais dans les habitudes cinglées de mes compagnons de zoo, nous mentons aux autres, nous nous mentons aussi, nous présentons bien derrière les barreaux électrifiés de la norme sanitaire, mais l’envie est là, juste là, la putain de petite voix. La tentation, la libération, la légèreté, c’est juste là, derrière la porte des chiottes, à portée de bouteille ou de cendrier, comment ne pas céder.

Alors je gerbe, et je gerberais encore, jusqu’à ce que je n’en ai plus du tout besoin, jusqu’à ce que je trouve un pis aller plus élégant à mes névroses, jusqu’à ce que je crève ou jusqu’à ce que je ne puisse plus, je n’en sais rien. Je gerberai, une fois par mois, une fois par an, je n’en sais rien, y’a pas de calendrier prévisionnel à cinq ans pour ce genre de business, je gerberai de tout mon saoul, comme je sais si bien le faire, et je n’aurai pas honte. Tu n’en sauras rien, parce qu’on sait faire, tu ne remarqueras rien, et je ne te le dirais pas, je ne proclamerai pas fièrement mon dernier dérapage, parce que c’est privé, ces choses là, c’est entre ma tête et mon estomac, c’est entre moi et moi. Cela restera anecdotique, un petit écart, un pêché mignon un peu crade, parce que je sais que je me détruits un peu à chaque fois, les dents et puis la gorge, la tête et puis le reste, mais je ne veux pas avoir honte. Je ne veux plus penser que je suis sale, que je suis folle. Je ne veux pas porter la culpabilité de la cancéreuse en rémission qui allume une clope. Moi et mon ténia du crâne, on s’occupe, on se balance des vannes, on se parle, il est là pour longtemps. Il fait avec moi, comme je fais avec lui. C’est mon ami pour la vie.

Parti Pirate, Twitter, secoue ta bite.

L’autre jour, une utilisatrice de Twitter rencontre un exhibitionniste dans un arrêt de bus, dans une rue mal éclairée. Elle a peur, et confie cette peur à Twitter, comme elle aurait confié qu’elle venait d’uriner ou de rempoter son ficus. Naturellement. Sans penser qu’on puisse lui faire le procès de cette rencontre pénible avec un pénis lâché dans la nature. Car non contente d’avoir à supporter la vision de ce membre gluant secoué dans l’espace public, elle doit maintenant se justifier. Pourquoi le raconter sur Twitter ? Pourquoi continuer à vivre normalement (elle partait à Rome dans les minutes qui suivaient) alors qu’elle aurait du s’atteler à faire le deuil de son innocence, porter plainte dans la minute, ou s’écrouler comme un petit tas de poussière. Les victimes d’agressions sexuelles sont souvent culpabilisées, d’être actrice de leur destin en s’habillant trop court, de traîner aux mauvais endroits, d’encourager leurs agresseurs en se permettant de boire, et autres sornettes machistes destinées à colorier de mauvaise foi ces rencontres ignobles. Rien de nouveau sous le soleil, malheureusement, donc. La nouveauté, c’est qu’un représentant du Parti Pirate fait partie des attaquants. Il répond que les femmes aussi se masturbent. Et que donc, bon, c’est quand même pas tout à fait grave. Pas tout à fait une agression quoi. Pas très classe. Pas très camarade de la part d’un homme se prétendant porter les idéaux d’un parti novateur devant les urnes. S’en suit évidemment une prise de bec sur Twitter, où ce fier Pirate se sent pousser des ailles sous les bourses, et s’entête à démontrer que la réaction de l’agressée n’est pas normale, qu’elle frôle l’exagération, et que d’ailleurs tout va bien puisqu’elle peut continuer à vivre normalement, et que de touts façons, en parler sur Twitter, c’est vraiment nul.

Bien bien bien. Je me demande à quoi servent les différentes campagnes relayées sur Twitter destinées à libérer la parole des femmes agressées. A quoi ont servis nos mots, nos témoignages, les hashtags #jenaipasporteplainte, #ididnotreport, ou #jesuislunedelles, ? Partout sur ce réseau, des femmes ont évoqué pour la première fois leurs agressions sexuelles, sans doute protégées par un relatif anonymat, et portées par un mouvement collectif libérateur. J’ai vu des femmes effacer leurs messages quelques minutes après les avoir postés, ne supportant pas de laisser là, en public, la trace de leur statut de victime. J’ai vu des femmes s’ouvrir, raconter, ne plus avoir peur, se reconnaître dans les témoignages des autres, trouver une force incroyable dans le groupe de femmes qui se formait alors. J’ai vu des hommes effarés, prenant conscience du nombre démentiel de leurs proches victimes de violences sexuelles. Des hommes qui prenaient enfin en compte la réalité des violences quotidiennes faites aux femmes grâce à #harcelementderue. Des hommes qui ont remis en cause leur manière de s’adresser aux femmes, de les aborder ou de les traiter. Nous avons vécu des moments virtuels d’une intensité incroyable. Et si il n’y a pas eu d’assemblée générale des femmes violées de France dans un bel amphithéâtre, nous nous sommes reconnues comme victimes, mais surtout comme survivantes. Nous avons prouvé à celles qui doutaient qu’il était possible de survivre à une agression sexuelle. Qu’il était possible de continuer à vivre normalement. Une petite révolution a soufflé, ces temps là, sur notre petit bout d’Internet. Mais comme toutes les bonnes choses, cela n’a pas duré. Et il suffit de ce récent exemple pour s’en rendre compte.

Pourquoi les femmes sont elles seules à parler de viol et d’agression sexuelle ? On aimerait entendre plus d’hommes en parler, agir contre tout cela. On aimerait d’autant plus que le Parti Pirate, qui porte haut les couleurs d’un changement politique, qui connaît les codes d’Internet, et la rapidité avec laquelle tournent les informations et les réactions, en parle, et prenne partie, justement. Il fera d’abord des excuses à l’agressée, par le biais d’un mail confidentiel. Et promet d’évoquer la situation lors d’une réunion. On espérait alors. On se disait qu’ils allaient condamner, inviter les femmes à les rejoindre, faire un geste fort. Mais non. Ce qui ressort de cette réunion, du « cas Twitter vs les femmes » c’est que le Parti Pirate demande à son membre de reconnaître publiquement l’erreur de jugement sur l’état psychologique de la personne qu’il a agressé. Pas d’avoir réagi comme une merde publiquement aux propos d’une femme en souffrance. Non non. Juste d’avoir mal jugé le timing de sa réaction. Parce que les blagues sur le viol ou les agressions sont bienvenues, mais après, sans doute. Voilà l’étendue de la réfléxion de ce merveilleux parti sur la question. Parce qu’il faut préserver la liberté d’expression, voyez vous. Parce qu’ils ne veulent pas museler leurs membres, les petits chatons. Alors c’est un peu de la faute de la femme. Celle qui sait mal recevoir une bonne boutade. Celle qui ne comprend rien à l’humour.

 

Cher Parti Pirate, je te demande de faire des excuses publiques. Je te demande également de condamner les violences faites aux femmes, de quelque nature qu’elles soient. Je te demande de prendre conscience qu’on ne fait pas de la politique sans s’intéresser à la société dans son ensemble, pas seulement à ce qui intéresse le bout de sa lorgnette. Je te demande de ne plus parler de la psychologie de la femme victime. Je te demande de te taire quand tu ne sais pas. Et de reconnaître tes erreurs. Et si tu demandes la même chose au Parti Pirate, tu peux laisser un petit mot en dessous. Parce que personne ne doit chier dans la bouche d’une victime. Et surtout pas ceux qui prétendent vouloir la liberté.