La nausée

J’aime vomir et fumer, voilà mes deux seuls vices. J’aime les spasmes violents de mon ventre vide quand je l’ai purgé de son trop plein, j’aime mon imagination débordante pour vomir toujours mieux, les baguettes de bambou et les manches de brosses à dents, j’aime les dos de cuillères et les rouleaux vides de papier toilette, les toilettes chics où l’on s’agenouille sans se salir, les carrelages propres à peine troublés de quelques gouttes de salive qui s’échappent, par mégarde. J’aime fumer la nuit seule devant mon écran d’ordinateur, jusqu’à ce que la cendre s’écrase sur le clavier, que ma bouche pique et que ma langue rape, j’aime allumer une cigarette pour me récompenser ou pour me punir, pour me réjouir ou pour me donner l’air de réfléchir. J’aime par dessus coup le thé brûlant et la clope salvatrice qui m’écorche la gorge après chaque rendu, pas vue pas prise, encore une mission réussie pour Capitaine Boulimie. J’aime me promettre que je vais arrêter, y parvenir souvent, et puis oublier que j’ai juré, et me laisser prendre par les minutes de transe, avaler et rendre, mon ventre distendu, déformé par les litres de liquide, prête à exploser, à accoucher, à expulser, j’aime gerber plus que tout, voir les paquets mouillés de bouffe à peine mâchée coaguler sur les parois blanches de la faïence, attendre encore un peu pour tirer la chasse, voir la couleur de la gerbe changer, atteindre la bile, le creux, le vide, le calme. C’est mal, c’est pas bien, c’est tabou, c’est interdit, ca se soigne, je suis guérie, mais est ce qu’on oublie jamais vraiment ce qui nous donne le plus de satisfaction, ce qui fait qu’on se sent bien après avoir souffert, est ce qu’on oublie jamais les gestes et l’odeur dégueulasse et rassurante de la victoire sur l’angoisse, je ne sais pas, je ne crois pas. Personne n’y croit d’ailleurs, même pas ceux qui soignent, on reste à vie les hommes sandwichs de nos troubles, alcooliques, dépendants, anorexiques, boulimiques, on tombe du wagon, pas tout à fait, on s’accroche encore à notre billet de survie, juste assez pour se faire peur, pour se faire du bien, pour ne pas oublier peut-être, ce qu’on a été, ce qu’on est capables de s’infliger, la réassurance qu’on pourra toujours s’auto détruire, s’auto consumer, si tout devenait trop difficile. On est jamais vraiment à l’abri de ressentir, le bonheur, le malheur, la faim ou la joie, et quand tout est trop fort, quand tout te heurte si fort que tu gueules, t’as ta dent creuse pleine d’arsénique, ta grenade dégoupillée, un, deux, trois, gerbez.

Il serait urbain que je garde ce goût pour la gerbe pour moi, il dérange, c’est le geste qui vous incomode, imaginez vous les deux doigts bien enfoncés dans la trachée, vous avez perdu tout gag-reflex, votre glotte refuse de sonner l’alarme auprès de vos intestins, il faut aller plus loin, chatouiller plus fort, enfoncer encore, à chaque fois cette angoisse, à chaque fois ce suspens, est-ce que je vais y arriver. Il serait de bon ton que je crie partout que je suis remise, que ca ne m’arrive jamais, non vraiment jamais, que je donne l’exemple et que je témoigne de mon incroyable guérison face à la maladie, je gerbe aussi sur les groupes de paroles de menteuses repenties, celles qui pendant une heure se font l’éloge de leur pureté retrouvée, de leur esprit libéré. Personne n’échappe jamais vraiment au vers solitaire du crâne, nous les troublés, les inadaptés, nous savons bien qu’il se faufile quand il veut, ou il veut, qu’on peut lui échapper pendant des années, mais qu’il revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à poil ou déguisé sous d’autres tocs, sous d’autres maux. Alors plutôt que de se battre, plutôt que de l’endormir à grandes rasades de résolutions fumeuses ou d’exercices à compléter, on s’acoquine, on le charme, on se parle, on l’autorise à revenir. On n’arrive pas à ce genre de colocation vicieuse sans se soigner d’abord, je ne crache pas sur mes années à me réconcilier avec la bouffe, je ne renie rien de mes efforts ou de mes acquis, je sais juste qu’il est vain d’affirmer qu’on se sépare d’une partie de soi, qu’il est inutile de prétendre. Je le vois dans les yeux des autres, dans ta manière parfois de boire trop vite, de mélanger les cachetons, d’arrêter de manger, de sauter un repas, juste pour cette fois, je reconnais les signes, je me reconnais dans les habitudes cinglées de mes compagnons de zoo, nous mentons aux autres, nous nous mentons aussi, nous présentons bien derrière les barreaux électrifiés de la norme sanitaire, mais l’envie est là, juste là, la putain de petite voix. La tentation, la libération, la légèreté, c’est juste là, derrière la porte des chiottes, à portée de bouteille ou de cendrier, comment ne pas céder.

Alors je gerbe, et je gerberais encore, jusqu’à ce que je n’en ai plus du tout besoin, jusqu’à ce que je trouve un pis aller plus élégant à mes névroses, jusqu’à ce que je crève ou jusqu’à ce que je ne puisse plus, je n’en sais rien. Je gerberai, une fois par mois, une fois par an, je n’en sais rien, y’a pas de calendrier prévisionnel à cinq ans pour ce genre de business, je gerberai de tout mon saoul, comme je sais si bien le faire, et je n’aurai pas honte. Tu n’en sauras rien, parce qu’on sait faire, tu ne remarqueras rien, et je ne te le dirais pas, je ne proclamerai pas fièrement mon dernier dérapage, parce que c’est privé, ces choses là, c’est entre ma tête et mon estomac, c’est entre moi et moi. Cela restera anecdotique, un petit écart, un pêché mignon un peu crade, parce que je sais que je me détruits un peu à chaque fois, les dents et puis la gorge, la tête et puis le reste, mais je ne veux pas avoir honte. Je ne veux plus penser que je suis sale, que je suis folle. Je ne veux pas porter la culpabilité de la cancéreuse en rémission qui allume une clope. Moi et mon ténia du crâne, on s’occupe, on se balance des vannes, on se parle, il est là pour longtemps. Il fait avec moi, comme je fais avec lui. C’est mon ami pour la vie.

9 réflexions sur « La nausée »

  1. J’aime comme tu parles de trouver… un équilibre finalement, un petit arrangement en fait, avec ses démons, au lieu de FORCEMENT chercher à les étouffer à tout jamais.
    Je ne sais pas si c’est « impossible », comme tu en parles bien aussi, y’a tellement de gens qui semblent avoir un jour rencontré le messie, ça y est cette fois c’est fini, « j’ai changé », pour de bon, je suis guérit.
    Moi mes démons, j’arrive pas à les virer, ou c’est eux qui n’arrivent pas à me quitter, enfin j’en sais rien, mais en tout cas ce qui est sur, c’est que les pires creux de la vague, c’ était quand je voulais les anéantir, lutter contre pour toujours. Ca, ça a toujours foiré.
    Par contre, trouver un équilibre, une forme de stabilisation, ben ouais ok, c’est pas parfait, mais putain c’est… pfiouf, on vit mieux quoi. Voila.

  2. les exercices à compléter, c’est d’la merde, non ?

    Attention aux dos de cuiller et autres ustensiles, les doigts gluants et glissants, tu peux avaler la cuiller, ou les autres ustensiles. Ensuite, si t’es seul, tu meurs étouffée ou l’oesophage explosé. Si t’es pas seul, tu meurs de honte again.

    ciaciao

  3. C’est très fort. On a la sensation que ton texte est lui-même un vomissement qui te permet d’éviter un vomissement « réel’. Je me trompe ?

  4. d’ailleurs, tu as un petit peu de gerbe là, sur la joue.

  5. J’en suis.
    Texte perturbant. Très bien écrit.
    Troublant.
    J’aIme beaucoup beaucoup la réponse de Salomée. Elle est pleine de justesse et de sensibilité.
    Merci à toi et merci à elle.

  6. T’as un don pour l’écriture. Ce que tu décris ça a jamais rien à voir avec moi et pourtant j’ai l’impression que c’est moi, aussi. Dans la description de ta singularité t’arrives souvent à un truc universel. Bref, n’arrête pas stp.

  7. C’est dégueu mais tellement vrai…
    En fait c’est dégueu pour tout le monde, sauf celui qui se met les doigts dans la gorge et qui ressent ce petit moment d’extase au moment où il expulse tout : la bouffe, la bile, le stress…
    2 ans avec un psy et, après une courte période où je me croyais « guérie », une certitude : on ne guérit jamais complètement. C’est toujours là, quelque part, prêt à refaire surface…
    Pour le moment, je tiens, mais combien de temps ?

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