Bleue

Avant j’aimais avoir des bleus. Je trouvais ca chic. Les bleus à l’âme, les bleus au corps, j’avais la fascination des marques, des cicatrices, sur mon corps, sur celui des autres. J’aimais qu’on me parle mal, j’aimais qu’on me frappe, j’aimais qu’on me provoque. Je me croyais masochiste. Dérangée. Je ne me mettais jamais en colère. J’aimais ce sentiment d’avoir été bien battue. D’en avoir pris pour grade. J’aimais le vide après la tempête. L’euphorie après le drame. Si tu ne dis rien, c’est donc que tu aimes ca. Peut-être. Je ne cherchais que la satisfaction immédiate de la douleur qui s’arrête. Comme un ado qui joue avec son cutter, qui taille et qui retaille dans sa chair, sans motifs, juste pour que ce moment, l’instant d’après, quand on arrête d’avoir mal, quand tout devient silence. Alors je laissais les gens me battre. Pas physiquement, pas souvent. Alors je me battais. Et je ne ressentais plus rien. Et c’était bon. De ne plus rien attendre. De ne plus rien vouloir. De ne plus bouger. Ankylosée par les endorphines, tétanisée de bonheur à l’idée d’avoir trouvé quelqu’un, quelque chose, pour te calmer. Calme toi. Cette injonction douce dans la bouche de ceux qui t’aime. Cet ordre dans celle de ceux qui profitent de toi, de ton mal être, de ta fêlure, si grande qu’on la voit de loin, si grande qu’on la devine dès que tu te mets à trembler quand quelqu’un hausse la voix.

Et puis j’ai découvert la colère. La rage. La montée de haine, rapide, plus forte que n’importe quel coup, que n’importe quelle insulte. Le rush. Il m’a fallu du temps pour me permettre d’identifier ma colère, pour me permettre de ne pas la confondre avec de la tristesse, avec de l’angoisse. J’étais en colère. J’étais bleue de rage. A force de me cogner dans les autres, à force de me faire mal, j’avais trouvé ce que je cherchais. Je ne suis toujours pas une personne de conflit. Je pardonne vite aux gens, pour peu qu’ils le demandent. Je trouve les circonstances atténuantes les plus grotesques aux pires offenses. Mais je suis en colère, c’est vrai, depuis longtemps, je le vois clairement. De n’avoir pas eu, d’avoir trop fait, d’avoir raté, d’avoir subi, d’avoir contribué, d’être. Mon crâne explose quand je lis, quand j’apprends, quand je regarde, quand j’écoute, tout me rappelle à mon ressentiment. Mes moyens de survie à cette agitation ont changé, je ne recherche plus la blessure, je ne veux plus souffrir pour me souvenir d’avoir été heureuse, je ne veux plus en prendre plein la gueule, toujours plus fort, pour me féliciter d’avoir survécu. Je veux vivre. Je ne veux plus qu’on me calme. Il me faut encore canaliser ces accès de rage, cette tempête soudaine pour presque rien qui me prend n’importe quand, avec n’importe qui. Mais je les préfère à mes anciens bleus, à mes accès de larmes, à ma quête effrénée du poing dans la gueule pour m’assommer.

Je ne suis pas n’importe qui. Je suis une femme en colère. Et je ne laisserais plus jamais quelqu’un m’expliquer que je ne suis pas à ma place, que mon animosité est déplacée, qu’elle est un symptôme ou un prétexte. La douceur, le contentement, voilà ce qui appartient au privé, à l’intime, aux relations consenties et réfléchies, aux échanges intellectuels d’égaux à égaux. Laissez moi mon indignation, laissez moi mon courroux, laissez moi m’aimer assez pour penser que ma parole doit être entendue, qu’elle est valable, maladroite, précipitée, embourbée de tics et de phrases alambiquées, mais qu’elle existe. Laissez moi le bonheur terrible de me donner du sens, sans attendre après quiconque qu’il me rende légitime, qu’il me regarde, qu’il m’éclaire. Laissez moi hurler, et chanter, et gueuler. Et si je vous agace, si je vous ennuie, alors éloignez vous, un peu, le temps de vous habituer, ou tout à fait, le temps de m’oublier. Mais ne me demandez plus jamais de me taire, de bouffer mes mots, de les ranger là quelque part dans le vaste mou de mon abdomen. Ne me demandez plus jamais de me taire.

4 réflexions sur « Bleue »

  1. Magnifique ce texte sur la colère et sur le droit de réponse. Parler, surtout violemment, exercer un esprit critique, donner son avis, douter… est toujours difficile encore maintenant, surtout pour les femmes. Donc merci pour ce coup de gueule, que je partage entièrement. Daria, you made my day 🙂

  2. « Du traumatisme on tire le fantasme, comme le vin de la vigne. »
    Sacher-Masoch

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