Grec

J’ai 11 ans. Je suis en vacances sur une île en Grèce, avec mon père, et ma nouvelle belle mère. J’ai un vélo, un sac à dos, les horaires de bus, et la montre que m’a offert ma grand-mère au poignet. Je fais ce que je veux. Parfois, on part tous les trois en scooters, moi derrière Papa, bien accrochée, on traverse l’île pour rejoindre une autre plage, on s’arrête pour manger des figues de barbaries et pour boire des cafés frappés. Souvent, je reste seule dans la maison de location, pour la journée ou pour deux jours, quand ils partent en amoureux, je ne sais pas ou. Je ne me souviens pas avoir peur d’être seule. Je me souviens les matins, le soleil sur la mer, la grande descente jusqu’au port, le bus pour monter à la vieille ville, à côté de l’énorme monastère orthodoxe. C’est là qu’une amie de ma belle mère a ouvert une crêperie, je monte souvent la regarder cuisiner, elle me raconte ses histoires, elle couche avec un moine qui s’appelle ‘Bouche en Or » en grec, ca me passionne. Elle fait des omelettes norvégiennes aux touristes écrevisses, et sa maison est comme dans un film, comme au début du Grand Bleu, toute blanche, toute plate, pleine de chats qui vont et qui viennent, de poissons et de poulpes qui sèchent.

Ce matin là je me suis réveillée tôt. Il faisait encore frais, presque noir, la montre indiquait 6:30. J’avais un bus pour monter au monastère vers 7h, l’heure où le restaurant commence à se préparer pour le petit déjeuner. Mon père dort. Je laisse un mot sur la table de la cuisine,  je m’habille, je saute sur mon vélo. J’attends. Tout est très calme. Dans cette île très touristique, personne ne dort jamais. Pourtant là, rien ne bouge aux terrasses, personne ne se presse dans les rues. Quelques grecs attendent le bus avec moi. A 7h, pas de bus. Je ne parle pas grec. J’attends encore. Un bus arrive, je déduis qu’il s’agit d’un retard, je monte donc, je demande en anglais au chauffeur de me préciser sa destination, il me dit yes yes, il ne comprend pas, je m’assieds. On ne monte pas vers la vieille ville, on prend le bord de la côte, il se met à rouler, vite. Autour de moi les autres passagers finissent leur nuit ou regardent par la fenêtre. On roulera une petite demie heure avant de s’arrêter. Je suis de l’autre côté de l’île, à quelques kilomètres de là où je voulais aller. Je descends du bus. J’essaie de déchiffrer le nom de l’arrêt. Je regarde ma montre. Rien ne correspond. Ni la destination, ni l’horaire. Je cherche l’arrêt en contresens. Je marche longtemps le long de la route déserte pour le trouver, une petite cabane blanche, entourée d’ex votos et d’icônes représentants autant de morts par accidents, autant de vies brisées. J’attends. Je ne sais plus quelle heure il est. Rien ne me semble vrai.

Un bus arrive enfin, je monte au hasard, je ne peux plus rester là, au bord de la route. Je croise les doigts pour qu’on rentre à la maison. Pour trouver quelque chose de familier au paysage. Pour trouver un visage connu dans cette ville d’étrangers. Je me tranquillise quand j’aperçois la jetée du port, je ne suis pas loin. Je descends, je longe le port pour aller récupérer mon vélo. La ville commence seulement à s’éveiller. Il est presque 9h à ma montre. Je ne comprends rien. Je remonte à la maison. Je pose mon vélo dans le jardin, et je regarde la mer, assise sur la terrasse. Peu après, mon père se lève pisser. Qu’est ce que tu fais déjà debout? Il est même pas 7h ! Il est 7h du matin. Je réalise que ma montre est déréglée. Je ne dis rien. Je vais me recoucher. J’ai en fait pris le bus des employés de l’hôtel de l’autre côté de l’île à 4h45. Puis j’ai attendu le premier bus public de l’île à 6h pour rentrer.  Je ne dirais rien. Mais je repense souvent à ce moment, hors du temps, hors de toute logique. J’y repense, et selon l’heure ou l’humeur, je l’adore ou je le déteste.

6 réflexions sur « Grec »

  1. Mince. moi qui espérais un truc qui se termine mal. genre viole etc. non. pas cette fois. tant pis, je repasserai plus tard.

  2. Parfois sur internet, tu cherches la finesse, le second degré, l’astuce que tu n’as pas l’esprit de comprendre. Tu ne trouves pas forcément, mais tu finis par lâcher l’affaire, moitié par découragement, moitié en te disant que si c’était très futé, très fin, tu vas passer pour un con.

    Parfois non.

    Sombre connard.

  3. Cool. moi qui craignais un truc qui se termine mal. genre …
    Je découvre une petite anecdote, toute simple, charmante. J’aime beaucoup.

  4. Chaque moment est spécial.. Là c’est la Grèce,mais on peut aussi se perdre dans Paris,détester être perdu et pourtant profiter quand même de tout ce que l’on découvre,profiter de la vue.
    Poétique.

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