Flou et peu clair, peut mieux faire

Je suis blanche. Je ne peux pas parler de racisme. Je suis cisgenre. Je ne peux pas parler de transphobie. Je suis hétérosexuelle, je ne peux pas parler d’homophobie. Après tout pourquoi pas. Je me demande bien si les hommes peuvent être féministes. Si ils peuvent se revendiquer comme tels. S’ils ne sont pas seulement des alliés. Parce que toutes les lectures du monde ne remplacent pas le ressenti, l’experience d’être femme dans un monde modelé par les hommes. Parce qu’avec la meilleure volonté du monde, un homme n’aura jamais à subir le sexisme systémique. Parce que les femmes conscientes ne s’émancipent pas, elles se délivrent, elles se déchaînent. Tu penses hystériques. Je dis révoltées. A bout de nerfs. Epuisées. Et les autres, celles qui n’ont pas encore enlevé leurs lunettes couleur chibre, reproduisent sans le vouloir les conditionnements insidieux et malins de toute une vie, de plusieurs générations. Toutes celles qui refusent le féminisme, parce que ca les ennuie, parce que ca bouscule, parce qu’un vrai mec ne pleure pas, ou parce qu’une vraie femme fait cuisiner pour son homme. Toutes celles qui n’ont pas le temps de cerveau disponible pour même penser à leur condition, écrasée par la nécessité d’assurer, d’être mère, de travailler, bloquées sans le savoir dans la roue pour hamster réservée aux femmes depuis plusieurs siècles, boulot-maison-sexualité-conjugale-bébés, sans rien imaginer d’autres possibles pour leurs filles. Toutes celles qui considèrent la sexualité comme une histoire d’hommes, la contraception comme une affaire de femmes, et pour qui le désir est une donnée floue, dégoutées de leurs corps par les images roquettes atomiques des médias masculinistes. Toutes ensemble, femmes, cisgenres ou transgenres, perdues, invisibles, militantes, engagées, toutes écrasées par le poids de leur genre ou de leur sexe. Pas toutes prêtes à entendre. Pas toutes prêtes à changer. Je suis une privilégiée. Une sale privilégiée, blanche, née en France. J’ai eu le temps de me poser des questions. J’ai eu le loisir de faire des études. Je n’ai pas de leçons à donner. Juste des découvertes à partager, de petites illuminations qui changent la vie.

Je ne prétends pas être de toutes les luttes. Je ne capte rien aux jeux vidéos, à l’univers Geek. J’ai du mal à me révolter sur la représentation des femmes dans les dessins animés ou dans les jeux, je n’en regarde pas, je n’arrive pas à lire de mangas, je suis incapable de citer le nom d’un seul héros, à part Mario Bross, je ne regarde même pas GoT. Je ne nie pourtant pas les enjeux féministes à porter dans ces domaines. Je laisse simplement faire celles qui savent. Celles qui s’intéressent. Je ne crois pas être lâche. Je reconnais juste ma totale ignorance. Je cherche mon féminisme. L’autre jour j’ai parlé de féminisme concret, de lutte contre la violence conjugale, contre le plafond de verre, contre les discriminations à l’embauche, contre les diktats de l’image, l’IVG, l’accès à la contraception par exemple. On m’a répondu que ce féminisme était excluant. Qu’il niait les problématiques bien réelles des femmes transgenres, et même des femmes lesbiennes. Le genre, c’est quelque chose d’assez nouveau pour moi, et pas seulement pour moi je crois. J’ai bien conscience que le genre est la construction sociale de nos identités. Mais il n’est pas un sujet que je maîtrise. S’il m’a toujours paru évident de vivre dans une société composée d’individus aux genres et aux identités sexuelles multiples, et que toute discrimination basée sur ces genres et identités est une violence inacceptable, la question des femmes trans dans mon féminisme n’a jamais occupé beaucoup de place. Je le reconnais. D’abord parce que j’ai rarement été en contact avec des femmes trans dans mon histoire personelle, et que j’ai donc été peu sensibilisée, que j’échange dans ma vraie vie avec 99% de cisgenres. Ce que je sais de la transexualité, je l’ai appris dans les livres, dans des descriptions de protocoles médicaux, où dans des documentaires. Je suis rentrée « en féminisme » en m’intéressant au rapport au corps, à l’image du corps des femmes, par un sujet qui me touche personnellement donc, puisque je suis grosse et hors norme. J’ai ensuite lu, appris, écouté, et je me suis investie dans un féminisme plus large. On me reprochera sans doute ici de me battre pour l’accroissement de mes propres privilèges. De faire du féminisme l’arme des bourgeoises blanches hétérosexuelles pour mieux dominer le reste des femmes. J’entends l’argument. Je le réfute aussi. J’ai conscience de mon privilège. J’ai aussi la désillusion de croire que les combats qui m’animent touchent les femmes en entier, blanches, racisées, lesbiennes fluides ou gouines à crêtes, versaillaises ou trangenres. Je sais aussi que je ne peux pas m’engager partout, pour tout. Je veux concentrer mes efforts. Je ne crois pas que choisir ses combats soit exclure les autres, nier les autres souffrances. Je crois qu’on fait ce qu’on peut, du mieux de son possible.

Ainsi, quand je parle de sexualité hétérosexuelle, quand je parle de soucis de femmes ‘biologiques’ comme l’IVG ou l’accès à la PMA pour les femmes malades ou obèses, je choisis de parler de ces femmes. Je ne choisis pas d’être transphobe. Je n’exclue pas volontairement les femmes trans de ma réfléxion. Je pense que la transphobie tue. Je pense qu’il faut éduquer très tôt les enfants à ne plus penser en terme de ‘normalité’. Qu’il n’est pas normal d’être blanc, catholique, et cisgenre. Qu’il n’existe pas de norme d’individu, suivie de loin par une nuée de déviances à cette norme. Qu’il y a autant d’individualités, de spécificités, qu’il y a de personnes. Mon féminisme s’inscrit dans cette volonté. Celle de rendre la liberté à celles et ceux qui ont été enfermés dans la norme, privés de leur essence, de leur volonté d’expression. Je suis loin d’avoir tout lu, tout appris, tout experimenté, j’ai tant à écouter des autres, j’ai à me taire souvent, à laisser la parole à ceux et celles qui vivent les discriminations que je ne vis pas, à me nourrir de leurs révoltes. Je n’en suis pas là. Je me contente d’essayer de me battre, car c’est un vrai combat, contre ce qui me paraît évident. J’ai le féminisme un peu débile sans doute, un peu simple, mais il me va bien, pour l’instant du moins.

Féminisme, doutes, ennui.

Je suis fatiguée en ce moment. J’ai perdu la foi. La petite flamme qui allumait mon vomi intérieur. Le truc qui me permettait de m’énerver de manière constructive. De poser des mots sur ma colère. De transmettre un peu de mes aspirations, de mes idées, de ma révolte. Le mosh pit est toujours là, à l’intérieur de mon ventre, prêt à prendre les armes, à lever le poing, mais quelque chose est cassé dans la transmission, mes circuits nerveux sont usés. Ma sensibilité est trouée à l’acide par les petites et les grandes déceptions, par les horreurs quotidiennes servies par l’actualité, les agressions, les viols, les morts, mais surtout par la réaction des autres, par la volonté de toujours faire un bon mot, de se positionner de manière ironique ou perturbatrice face à l’horreur. Je n’ai plus le temps de digérer l’information que mon cerveau tourne déja en boucle sur les réponses que je voudrais faire à ceux qui la relaient. Je me mets à haïr violemment des individus que je ne connais pas. Je perds un temps fou à faire la liste des petites tortures que je voudrais leur infliger. Pourtant je n’échange même pas avec eux. Je m’interdis de répondre, ou de provoquer une conversation qui ne mènera à rien. C’est peut-être cela qui m’atteint le plus. Savoir que je ne peux rien dire qui puisse provoquer une réfléxion, qui puisse changer quelque chose à un discours établi. On s’envoie des parpaings dans la gueule, on cherche à s’atteindre, pas à réfléchir, pas à argumenter. Je ne suis pas mieux qu’eux. Je voudrais leur crever les yeux, en toute démocratie.

Alors j’ai cherché à m’investir dans la vraie vie. Pour fuir un peu le petit milieu d’Internet, de Twitter surtout. Chercher des gens qui me ressemblent, faire, parler, bouger. J’ai échoué. Je refuse de militer dans une association qui néglige le droit des travailleurs du sexe. Je refuse de militer avec des individus qui veulent la mort d’Israel. Ces deux informations m’empêchent d’adhérer à la plupart des structures féministes, égalitaires. Je ne me sens pas à ma place. Virtuellement, c’est pire. Je ne suis pas assez féministe pour certains, pas assez queer, pas assez au fait des questions de genre, je suis trop violente pour d’autres, qui considèrent que le féminisme n’est pas important, qu’il doit se limiter à gérer les problèmes de violences faites aux femmes, sans trop s’investir sur le reste. J’ai l’impression d’être un rat de laboratoire dans un labyrinthe. Quoique je dise, je suis trop ou pas assez, je suis traitre à la cause ou collabo. Je m’embrouille moi même, sur les questions de prévalence des luttes. Est ce que je pense toujours qu’il était important de faire supprimer le mademoiselle des formulaires administratifs ? Bien sur. Est ce que je pense que le féminisme doit empêcher les gens d’utiliser « putain » ou « attention whore » ? Non. Est ce que je suis encore seulement féministe ? Oui, plus que jamais, plus j’apprends, plus je lis, plus je m’instruis. Alors pourquoi je ne trouve pas mon port de rattachement ? Pourquoi je ne m’identifie pas ? Pourquoi j’ai envie d’arracher la gueule à 80% de mes interlocuteurs ?

Je suis un peu perdue. Je sais que je ne suis pas la seule. On est quelques unes à regarder les choses bouger, évoluer et se transformer sans savoir vraiment où placer nos billes, comment rendre nos cerveaux disponibles. Ca me rassure un peu. Mais pas assez. J’aimerais retrouver l’envie de réagir, d’écrire, sans me demander si je suis assez politiquement correcte pour mes camarades de lutte. Si je ne vais pas me prendre un taquet plus violent de la part de celles et ceux qui jouent dans la même cour que de la part de mes présumés ennemis. J’ai peur de développer les arguments de la liberté d’expression, du libre usage des mots, pour me voir renvoyer que j’emploie les mêmes arguments que l’extreme droite. Je ne sais plus où j’habite, où me situer, quoi dire. Je relis L’Ennemi Principal. Et puis j’attends que le brouillard se dissipe. D’être moins heurtée, sans cesse, pour pouvoir organiser ma pensée. J’attends et je m’endors un peu. Ca me fait peur.