Mamie

Quand je pense à ma grand-mère, c’est d’abord l’odeur de la gomme frottée sur le papier journal qui me revient. La gomme toute grise d’un critérium qui s’arrache par lambeaux sur une grille du Figaro, l’odeur sale de l’erreur horizontale en 6 lettres, suivie d’un soupir et d’une gorgée d’Hépar d’un verre qui patiente depuis le matin sur la table de la cuisine. Elle a le soupir fort alerte, du haut de ses 90 ans ou presque, les yeux qui roulent bien haut sous ses paupières frippées, elle maîtrise la gestuelle compléte de l’aïeule désapointée, par la vie, par sa petite fille, par le monde qu’elle se refuse à comprendre de peur de s’y frotter, par l’épicier ou par la copropriété. Je ne sais pas si ma grand-mère a déja été heureuse. Mal aimée, mal mariée, mal baisée sans doute, je ne m’étonne pas qu’elle vieillisse dans le vinaigre, contrairement à ces mamies-gateaux qui semblent se confire dans le sucre au fur et à mesure de l’âge. Ma grand-mère est un cornichon aigre doux, un légume étrange et familier, une cucurbitacée mono maniaque aux accents de dictateur polonais.

Je ne doute pas de son amour pourtant. Petite, ma grand-mère était mon monde. Elle s’occupait de moi, chaque semaine, pour une après-midi, elle m’emmenait partout, dévorait le Pariscope à la recherche de spectacles, d’expositions, me servait d’immenses salades de betteraves, et me laissait découper ses boites de biscottes pour en faire des maisons de poupées. Je savais que ma grand-mère m’aimait, parce qu’il y avait toujours dans la porte du frigo quelques bouteilles de ma boisson préférée, une boisson pour bébé, Blédina goût framboise, qu’elle me servait à la paille sur son canapé fleuri, sans même que j’ai à réclamer. C’est sans doute grâce à elle que je n’ai rien vu des disputes de mes parents lorsqu’ils ont divorcé. Mary Poppins arrivait, et m’emportait pour quelques heures, pour une pièce de théâtre, pour un tour au musée, pour un goûter secret dans un salon de thé. Nous étions une équipe, elle m’a appris à traverser la rue, elle m’a tenu la main, et puis l’a lâchée, progressivement pour rompre nos liens intimes à l’adolescence, quand tout est devenu trop compliqué. J’ai essayé souvent de retrouver ma grand-mère d’avant, celle qui ne criait jamais, celle qui n’avait jamais peur, celle qui me protégeait, sans jamais la retrouver. Je la vois parfois quelques secondes, je vois passer dans ses yeux quelque  chose de plus clair, je sais qu’elle existe, sous un tas de peurs, d’angoisses, de préjugés. Mamé ne supporte pas que je devienne ma propre personne, que je puisse dire non, que je puisse penser autrement. Elle se fâche, elle s’emporte. Elle n’est plus gentille. Je vois dans ses lunettes les reflets gras de mes échecs, je n’ai pas réussi à la rendre fière.

Alors, quand je la vois, je plaque sur mes joues mon sourire le plus béat. Je planque sous mes rires trop sonores des envies de meurtre, l’envie de la faire taire quand elle se met à déblatérer, sur les arabes, sur les pédés, sur ma mère ou sur la manière dont je bois mon thé. Je rentre épuisée de faire tant d’efforts à me contenir. Je suis un peu navrée d’avoir à me planquer sous un masque, devant celle qui m’a tant aimée. Elle est vieille maintenant, elle sort avec sa canne, qu’elle balance un peu comme un sabre, de bas en haut, elle répète un peu les choses, elle n’est plus celle qui me faisait traverser. Je lui donne mon bras, je lui porte ses paquets. Elle m’envoie chier. Elle n’est pas décrépie, encore, elle n’a pas besoin d’être traitée comme une petite vieille, elle peut bien marcher comme les autres, personne n’a rien à lui dire, arrêtez de m’emmerder. Je me plais à croire qu’elle ne vieillit pas tout à fait tant qu’elle continuer à râler. Que mon cornichon de grand-mère, aussi aigre soit elle, continue à macérer dans son jus, tranquillement, jusqu’à ce qu’un effort trop brusque ne l’emporte. Je l’aime, de loin surtout, un peu comme un regret.