Infrarouges

Il a travaillé toute sa vie. A regarder ses doigts, ses ongles, ses mains, tu devines qu’il n’était pas au chaud dans un bureau, à ronronner entre la photocopieuse et le café. Ses rides mêmes hurlent le soleil, la poussière, le bruit, le front plissé sur l’ouvrage, la gamelle de midi. Il porte un tricot sous sa chemise bien repassée, le col rigide d’amidon, pour pas la salir, pour ne pas gâcher. Il s’est fait propre pour venir à l’hôpital, c’est à 20 kilomètres de la maison, c’est peu mais c’est dèja la ville quand on a pas l’habitude, c’est comme si c’était loin. Avant de monter dans la voiture, il s’est assuré qu’elle était bien mise, elle aussi, que son chandail était bien boutonné, il lui a mis un peu de rose aux joues, comme elle faisait, avant d’oublier. Depuis sa retraite, il s’occupe d’elle, 46 ans de mariage, de bonheur qu’il dit, ca ne s’efface pas avec un diagnostic, et puis faut bien que quelqu’un se souvienne, puisqu’elle oublie tout, de plus en plus, jusqu’aux choses les plus simples, se laver, manger, parler. Ca a été vite, il la revoit encore faire des listes, au début, tout noter, tout redire, tout compter. Alzheimer précoce, ils ont voulu la placer.

C’est pas qu’il voudrait s’en débarasser, non. Parfois il pense à ce qu’il pourrait faire, s’il était seul.Partir en vacances, traverser la France pour embrasser leur fille au bord de la mer, les petits enfants, bricoler, se remettre à la chasse. Rencontrer quelqu’un même, pourquoi pas. Mais il se reprend vite, pas question d’abandonner sa Louise. Et même s’il voulait, même si elle se laissait faire, avec 1600 euros de retraite à deux, comment payer une bonne maison, pas un mourroir miteux, comment s’assurer qu’on s’occupe aussi bien d’elle là bas qu’ici ? Qui lui donnera sa douche à Louise ? Tous les matins, il la déshabille, elle est sage, assise sur la chaise en plastique de la salle de bain, elle remue un peu ses pieds dans le vide, et, comme avant, quand ils se pressaient, quand ils économisaient l’eau, ils se douchent ensemble. Il savonne son corps, celui qu’il a désiré, celui qu’elle n’habite plus, c’est comme la relique d’un temps passé, chaque pli, chaque creux, chaque cicatrice, il les connaît tous, les histoires, les peines et les accouchements, il était là, il se souvient. Pas elle. Elle tremble déja, il l’enveloppe dans son peignoir, et doucement, à petits pas comptés, il la guide vers le canapé.

Depuis quelques jours, Louise pleure. Au réveil, la nuit, tout le temps. Elle a mal au ventre, elle montre comme ca, comme les enfants. Alors il l’a emmené à l’hopital. Pas tout de suite. Il a esperé que ca passe d’abord. On sait quand on rentre, on sait jamais quand on en sort, de ces trucs là. Surtout elle. Avec sa tête toute vide d’elle. Avec son sourire de jeune fille et ses manières d’enfant. Il oublie qu’elle a presque 70 ans, à la voir rire devant des bétises, à lui donner la becquée pour qu’elle se nourisse. Alors il a mis sa belle chemise et son pantalon à plis. Il l’a peignée, arrangée. Et maintenant elle est là, allongée sur le brancard triste du box 3, à attendre qu’on vienne l’examiner. Sa Louise. Son amoureuse. Sa femme. Elle pousse des petits cris, elle n’a pas bien compris ce qui se passait. Il lui tient la main, lui caresse les cheveux. Ses yeux se voilent un peu. De larmes, de la voir là, incapable d’expliquer qu’elle souffre, de se sentir inutile, de ne plus savoir décoder, de peine, pour sa petite poule, pour son épouse, pour sa bien aimée. Et puis un peu pour lui, parce qu’il est bien seul devant les médecins qui parlent trop vite, parce qu’il est vieux, lui aussi, parce qu’il se sent faiblir. Parce que Louise finira par mourir, et qu’il n’aura plus personne avec qui se doucher. Parce que son amoureuse est morte, quand Alzheimer est arrivé.

8 réflexions sur « Infrarouges »

  1. Mon grand père, ma figure paternelle, un type fort comme un bœuf, qui est revenu des camps de travail allemands, qui a bossé 40 ans à conduire des camions grumiers dans la montagne, est mort de cette maladie. Il m’adorait, je sais bien que j’étais son préféré et j’ai encore en tête ses innombrables histoires, autant de leçons de vie qui ont eu une grande influence sur l’adulte que je suis aujourd’hui. Je l’ai vu décliner mois après mois, j’ai vu son regard changer, avec parfois quelques brefs instants de lucidité, jusque ce qu’à mon tour il m’oublie aussi, jusqu’à ce qu’il me repousse violemment un jour quand je me suis avancé pour lui faire la bise, avant de décéder quelques temps plus tard. Je crois que c’est aussi pour ça que je me suis fait tant tatouer, pour ne rien oublier. Surtout pas lui, dont j’ai le portrait sur le flanc.

  2. Merci si tant pour ce texte.
    « Je n’ai plus devant moi la femme que j’ai tant aimée », m’a dit cet homme. Son épouse, intellectuelle féministe, n’avait plus toute sa tête. Cela faisait longtemps qu’elle notait les conversations téléphoniques. Puis ce furent les petits pas hésitants. Puis, il n’eut plus la force de la relever de ses chutes. Finalement, il est parti le premier ; elle l’a suivie peu après, peu consciente, déjà endormie.
    Il y a la perte de la relation, il y a pourtant le lien d’amour qui perdure, dans une certaine solitude et malgré la solitude.
    Vous avez tout si bien dit.

  3. Merci. Mon père est loin de moi, dans une maison spécialisée. Trop loin, trop cher pour moi. J’ai déjà mis mes économies dans ce voyage il y a 3 mois.

    Le jour de mon anniversaire, je l’ai appelé. Pour la première fois, il ne m’a pas reconnu. C’est difficile de ne pas pleurer lorsque je l’appelle.

    Alors que ce n’était pas un homme dont je respectais le chemin de vie.

    Les chemins de la loyauté et de l’amour sont décidément bien obscurs.

    Merci pour ce texte très bien écrit. Même si j’ai pleuré. Parfois, pleurer fait du bien.

    D’ailleurs, il semblerait que c’est ce que je fais de mieux en ce moment.

  4. Merci.
    (Même si je pleure, là, tellement ce texte trouve écho à l’intérieur de moi.)

  5. Putain Daria, tu me fais chialer à 8h du mat’ !

    Il est beau ton texte.

  6. Bonjour,

    Merci pour ce texte très touchant. Mon père est hospitalisé depuis plus d’un an et va certainement bientôt y mourir. Il est parfaitement conscient et souffre physiquement et moralement. C’est très dur de le voir dans cette situation.

    Mais je voudrais avant tout vous dire, en tant qu’homme, que la vidéo du pseudo-comique Rémy Gaillard me répugne au plus haut point. Je ne peux qu’être consterné par les commentaires suintants de bêtises et de testostérones des couillus qui ont vomi sur votre site. Je pleure de honte en lisant les commentaires des femmes qui viennent témoigner de leurs souffrances, de leurs peurs lorsqu’elles traversent les espaces publics… et toute mon amitié va à cette femme qui raconte avoir été violée deux fois.
    Je crois qu’il ne faut rien lâcher. Témoigner coûte que coûte, faire en sorte que le « problème » du harcèlement quotidien devienne plus visible dans le débat public.
    Ceux qui ont ce genre de comportement jouissent qu’une totale impunité, impunité assurée par la honte des victimes qui préfèrent ne pas parler pour ne pas être blessée une seconde fois.

    Je suis pour un féminisme radical. Il faut sortir de 2000 ans de christianisme qui ont fait de la femme la responsable de presque tous les maux.
    -refuser les inégalités salariales
    -posséder véritablement son corps et refuser éventuellement de faire des enfants malgré les injonctions normatives
    -refuser de jouer le rôle social de la « femme » ou de la « fille ». A ce titre, lire le très bel essai du groupe de tarnac « Théorie de la jeune fille »
    -Bâtir des relations d’égalité homme/femme dans le couple et ailleurs. C’est tellement plus beau. Et puis on retarde terriblement. C’était déjà le projet de beaucoup d’hommes du 13ème siècle qui rêvaient de relations plus égalitaires avec les femmes (cf le Roman de la Rose de Jean de Meug, la critique du mariage, l’invitation à l’amour courtois).
    -Refuser les injonctions normatives sur le corps, l’esprit, les choses que l’on peut faire/pas faire…
    -Refuser les définitions de ce qu’est (ou doit-être) une femme…
    -vomir la presse féminine (féministe mon œil) qui emprisonne les femmes dans des stéréotypes éculés…

    Actions ! Actions ! Actions ! Occupations de l’espace public, des médias et tirer sur tout ce qui bouge (les connards de Zemmour et autres).

    En plus, ça peut être très drôle !

    Amitiés,

  7. Merci de m’avoir fait pleurer.
    Merci de me rappeler de savourer pleinement tous les moments que je passe avec mon homme (et je dis bien tous).
    Tout est si éphémère.

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