Jane est morte

Jane, je n’arrive pas à me souvenir de ce qui nous a séparé. J’ai la mémoire hyper sélective, j’efface les engueulades, les manquements des autres, et surtout les miens. J’ai le cerveau confortable, prêt à m’absoudre, prêt à oublier, je ne m’encombre pas des noirceurs de mon prochain, et je passe grossièrement du blanco qui tâche sur mes pires comportements. Jane, je me souviens de l’appartement immense de tes parents, de ta petite chambre au bout du couloir, de l’escalier de service et du monte charge, je me souviens de ta mère, qui aurait bien voulu t’enfermer, je me souviens de ton père, qui te regardait grandir comme une étrangère. Je me souviens de ton front, très grand, de ton menton, de ta silhouette parfaite d’adolescente fringuée trop grand. Je me souviens de ton premier mec, Christophe, un genre d’individu flasque, très fier de son statut de terminale, et qui avait compris qu’il pouvait exiger de toi ce qu’il n’obtenait pas des autres. Je me souviens comme tu étais fière, de lui, de vous, de son aptitutde à citer Nine Inch Nails. Je me souviens de ta mère, lors d’un dîner, très grave, nous annoncant qu’elle avait compris toute la problématique des banlieues depuis qu’elle avait vu La Haine. Cette mère, que tu détestais, que tu disais menacer au couteau, cette petite femme bourgeoise qui ne te ressemblait même pas de loin, cette maman qui te poussait toujours un peu plus loin d’elle, dans un autre pays, dans une autre école, dans une autre pension.

Je me souviens de ton rire. Je me souviens de ta tronche avec une bombe d’équitation. Je me souviens de la façon que tu avais de faire claquer tes doigts lorsque tu secouais une allumette pour l’éteindre. Bien plus tard, je me souviens t’avoir appercue dans la rue, en bas de mon bureau. Tu partais déjeuner avec 2 anciennes de la pension, donc ma meilleure amie de l’époque. Je n’avais pas le droit de venir. Je n’étais pas la bienvenue. Je ne me souviens toujours pas de ce qui avait provoqué mon exil forcé. Je me souviens encore de ton écriture, pourtant. Je me souviens de tes rêves. Qu’est ce qui a pu se passer ? Je me souviens de tes vacances à Royan, de ce mec, sur cette voiture, un soir. Je me souviens de tes larmes. Je me souviens ne pas t’avoir cru tout de suite. Je me souviens ne pas avoir eu les armes pour t’aider. Je me souviens de mes paroles pseudo mystique pour te conforter. Une histoire de karma et de présence divine dans l’obscurité. Plus tard, quand j’ai appris, quand j’ai subi, tu es la première à qui j’ai pensé. Je m’en veux encore. De n’avoir pas su. De ne pas t’avoir cru. Aujourd’hui encore, quand on vient me rapporter des agressions, quand on me raconte une histoire de vie difficile, j’ai ce moment, dans ma chambre, avec toi, assise sur mon lit, et mes mots qui sortent si mal, et mon incapacité à t’épauler, et tes mots qui s’accèlérent, et tes yeux qui s’embrument, j’ai tout ca avec moi, tout le temps. J’avais 14 ans, je ne savais pas, je n’en savais rien. Je te demande pardon.

Mes souvenirs s’arrêtent vite. J’ai perdu mon dernier lien avec toi quand j’ai perdu ma meilleure amie. Encore un dossier qu’il me faudrait ouvrir, pour me souvenir, pour le comprendre. Qu’est ce que j’ai fait ? Qu’est ce qui s’est passé ? Je n’en sais rien, au fond. La vie, bêtement, peut-être, ma maladie, beaucoup, aussi. Presque 8 ans maintenant, que je passais régulièrement vous observer sur Facebook, vous les rescapées, vous les amies pour la vie, vous les trois survivantes du pensionnat, de l’adolescence, toi, elle, et puis l’autre, celle qui m’avait mordue au sang dans le couloir un samedi matin, souviens toi. J’enviais vos photos, vos soirées, vos week-ends ensemble, j’étais émue devant les histoires que je devinais, j’ai voulu écrire, j’effaçais, vous ne vouliez pas de moi, c’était mieux comme ca, qu’est ce qu’on dit à des fantômes après tout, pas grand chose. Ce soir, je me promène encore sur vos photos, et j’apprends que tu es morte, Jane, d’une crise cardiaque, au début du mois. Qu’on t’a fait une belle célébration de ta vie. Je n’en sais pas plus. Juste que tu n’es plus là. Et je n’ai pas le droit de te pleurer, ca serait bien maladroit. Ca serait pleurer sur moi, sur nos ombres, sur des souvenirs que je suis maintenant seule à garder. Je me demande ce que j’ai fait pour garder seule les souvenirs partagés avec d’autres qui n’en veulent plus, qui me les ont jeté bien fort dans le ventre, pour s’en débarasser. J’aimerais me souvenir de plus, des détails, des déliés. Je me souviens de toi Jane.