Papa got a brand new bag

Je me prépare à décrocher le téléphone et à entendre la voix de l’autre. J’imagine la scène, j’anticipe. Mon père est mort. Qu’est ce qui se passe après ? Est-ce que je serais au courant au bon moment ? Est ce qu’il faudra que j’aille à l’enterrement ? Est ce que je verrai mes frères pour la première fois autour d’un corps froid ? Qu’est ce qu’ils pensent de moi, de cette sorte de soeur qu’ils n’ont jamais vu, dont ils ne connaissent même pas vraiment l’âge ? Est ce qu’ils pensent à moi, parfois ? Je cherche leurs visages sur Internet, je les trouve, je me reconnais, dans un détail de peau, dans main qui plisse aux mêmes endroits que la mienne. Je partage bien mes genes avec ces inconnus. Mon sang dans leur peine, est ce qu’ils en auront vraiment besoin ? Nous n’avons pas eu le même père. Le mien s’est suicidé quand j’avais 13 ans, il a quitté ma vie, il ne s’est pas battu, il a tout jeté, mes affaires d’enfant, ma chambre, il a démménagé, tout effacé. Il a choisi de se mourir de moi. Le leur est encore là, bien présent dans leurs vies. Je ne sais pas comment d’ailleurs, bon ou mauvais, ils ont un papa. Je leur souhaite le meilleur de mon père, comme j’ai eu la chance de le connaître parfois. Je leur souhaite ce père héros qui me donnait l’impression d’être importante, je leur souhaite ce père clown qui en faisait toujours trop, je leur souhaite ce père fier d’eux que je ne connais pas. Je leur souhaite d’être équilibrés et heureux. Mieux que moi en tout cas.

Je les hais pourtant. Je jalouse leurs sourires et leurs photos de vacances. Je les imagine tout réussir, mieux que moi, des études brillantes, des résultats parfaits, ils ne sont pas obèses, eux, tu vois bien, tu ne méritais pas ce père qui ne voulait pas de toi. Il y en aura bien un qui fera médecine, avec la chance que j’ai, pour me montrer à quel point j’échoue, pour me dire à quel point mon père a eu raison de me laisser de côté, pomme pourrie, fruit imparfait. Je vis en compétition avec ces petits frères d’une autre mère, le classement sur le podium est pourtant clair, ils ont gagné d’une longueur de père, ils ont sur retenir l’attention du mien, pas moi. Au festival annuel des filles à problèmes, je traîne mon boulet derrière moi, il est mon ombre, mon petit nuage de pluie, jamais bien loin pour me rappeller à quel point je ne compte pas. Cette voix dans ma tête qui m’obsède quand le bruit s’arrête autour de moi, c’est la sienne, la cassette ne s’use pas. Mon dernier de coup de fil, la dernière fois qu’il décroche, juste avant il me dira qu’il n’a pas de temps pour moi, il est en train de dîner avec ses fils, je dérange, il ne peut pas. Je rappelle au matin, nous avons un rendez-vous téléphonique, comme on en prend pour un entretien. Il se fout de moi, dix ans pourtant qu’il n’entend pas ma voix, et il n’a rien à dire d’autre que des horreurs vides, il répète ce que je dis pour en tordre le sens, il me demande de ne plus rappeller, les autres, les petits, les enfants, ne savent pas ‘pour moi’.

Ils savent désormais. Il paraît. Ils savent. Je sais aussi plein de choses dont je me fous. Je n’ai pas pleuré à la mort de cet oncle jamais vu. Ils n’ont pas de raisons de penser à moi. Ils ont la tête bien faite, eux. Ils ont leur vie entière à faire, une vie sans moi, sans l’histoire que je porte seule. Je suis le seul témoin de mon histoire avec mon père. De cette histoire intime, de ces moments que personne n’a vécu. Je suis la seule fille de mon père. Je suis le seul premier né de mon père. Cela ne suffit pas à me rendre indispensable. J’anime seule son fantôme, marionnette triste. Il n’y a rien d’humain là dedans. Pas de chaleur, pas d’amour, pas d’admiration. Juste un personnage avec lequel je joue, que j’invente au gré de mes angoisses. Je lui en veux bien sur. D’oser respirer sans se demander si je vis. D’oser s’endormir alors qu’il ne sait rien de moi. Je fais souvent ce rêve, je meurs au milieu d’une forêt, seule, ma mère me cherche et m’appelle, je vois son nom s’afficher sur l’écran de mon portable, et en transparence, mon père se réveille, heureux. Comment papa fais tu pour dormir ? Je suis peut être morte, pour de vrai, quelque part, dans un fossé, dans une voiture calcinée. Je suis peut-être seule, je suis peut-être malade, je suis peut-être ta fille, encore, je t’appelle à l’aide, pourquoi ne m’entends tu pas ? Tu m’as tué, je l’oublie trop souvent, je te prête encore des sentiments.

7 réflexions sur « Papa got a brand new bag »

  1. Je n’ai pas vécu la même chose, enfin pas tout à fait. Mon père a divorcé de ma mère j’avais 10 ans environ….. Mais il a divorcé aussi de nous ses enfants, puisque on ne comptait plus vraiment pour lui…. On ne le voyait plus… Mais il s occupait des filles de l’autre, elles ont fait le tour du monde alors que moi jamais une journée en vacances avec lui à partir du divorce…..J’ai été jalouse de ces filles là….. Et puis la douleur s’atténue car on a pas le choix. Puis j’ai grandit j’ai fait le choix de le voir de temps en temps, mais c était pas vraiment une relation de père fille….. Il y a plus de 6 ans il est mort, je suis allée à son enterrement alors que je n’avais pas vu depuis de nombreux mois (plus d un an), c est la vie, la vie est parfois chienne….. On ne peut pas forcer les gens à vouloir de nous, encore moins nos parents….. Je l’ai compris par 2 fois dans ma vie, avec mon père, puis avec ma mère…. Mais je vis pas ma vie pour eux, je vis comme je l’entends. Bon courage à toi

  2. Je me reconnais un peu dans ce texte, bien que mon histoire soi un peu différente.
    Mon père a quitté ma mère lorsque j’avais 14 ans, puis il a disparu de ma vie sans plus jamais donner de nouvelles, les conditions de cette séparation ont fait que moi non plus je n’ai jamais voulu prendre des siennes. J’ai appris par le biais d’une tante croisé par hasard dans un supermarché qu’il avait coupé les ponts avec sa propre famille, et qu’optionnellement j’avais un demi-frère que je ne connaîtrais probablement jamais tout comme il ne saura probablement jamais que j’existe.

    Parfois je me demande aussi comment les choses se dérouleraient si j’apprenais sa mort. Irais-je seulement a son enterrement, lui qui est déjà mort dans mon esprit ? J’en doute, il est sorti de ma vie à jamais. Je me demande parfois s’il pense encore à moi, gosse qu’il a abandonné mais qu’il avait pourtant tant aimé par le passé. C’est tellement bizarre, je pense encore à lui mais sans éprouver le moindre sentiment, pas de colère, de tristesse…juste un grand détachement saupoudré de curiosité. En ça, j’ai une chance que tu n’a malheureusement pas, parce que je ne souffre plus de l’absence de mon paternel.

    J’arrive même a me dire que le pauvre type, dans cette histoire, c’est lui. Je ne suis pas des plus équilibré dans ma tête, je n’ai pas une vie particulièrement réussie, mais je sais malgré tout qu’en m’ayant abandonné et oublié il passe a côté de quelque chose, il a abandonné un peu de lui-même alors que moi je me construis sans lui, et sans avoir besoin de lui.

    Bien sûr, avant d’en arriver là j’étais triste, j’éprouvais de la jalousie pour sa nouvelle famille, j’étais en colère…mais tout ça a disparu avec le temps, j’ai appris a vivre sans sa présence, je me suis construit une nouvelle famille et de nouveaux repères, et maintenant le passé est loin derrière moi, cet homme n’est devenu qu’un vague souvenir sans importance.

  3. Merci Daria pour ce témoignage, pour ces mots posés sur cette blessure …

    Je ne savais pas pourquoi j’aimais tant te lire Daria, pourquoi j’étais souvent si touchée par tes récits … now I know …

    Pas tout à fait la même histoire, mais beaucoup de similitudes, cette blessure du rejet du père qui reste là. Je ne sais pas si mes frères savent qu’il y a quelque part une fille dont la mère n’a pas « avorté pour régler le problème » (sic mon père … Il y a 3 ans, quand je suis allée au contact pour « avoir sa version de l’histoire »)

    J’en parle assez peu voire pas, par habitude, par peur de réveiller des sentiments qui ont dejà oscillé entre rage et désarroi, cette incompréhension face à un homme qui parle d’éducation et de parentalité dans ses livres … Et qui n’est pas foutu d’envoyer un message à sa fille quand elle est hospitalisée entre la vie et la mort.

    Je veux bien comprendre que certaines béances nécessitent de se couper de son cœur, que ça évite les questions et la thérapie, que la folie est plus douce quand elle blesse l’autre … J’ai encore du chemin pour être connectée au mien et sereine … mais j’avance. Et j’ai fait un pas de plus aujourd’hui en lisant ton texte. Merci Daria

  4. Bonsoir Daria,
    Je te lis souvent (et c’est un régal) et là j’ai vraiment eu envie de réagir. J’espère que tu ne trouveras pas mes remarques déplacées.

    Simplement, voilà : je crois que tu te trompes sur la vie parfaite et la capacité à réussir de ta demi-fratrie fantasmée.

    Certes, ils ont le père que tu n’as pas eu, mais je ne crois pas – je suis même sûre – que cela soit gage de réussite. A la douleur de ne pas avoir eu cette présence paternelle vitale, tu te rajoutes celle de la certitude que ceux qui l’ont eu à ta place ont forcément mieux réussis mieux vécus mieux ressentis. Qu’ils sont mieux dans le moule qu’ils sont mieux dans la vie. C’est peut-être le cas : j’en sais rien.

    Je sais simplement que le père n’est pas gage de « bien-être », de succès, de confort dans les baskets. Peut-être seras-tu surprise un jour de découvrir que malgré leur père (le tien) ces demi-frères ne sont pas « assoupis d’évidence », avachis dans leur existence, plein de condescendance et de facilité. Peut-être qu’eux aussi traînent des boulets, d’autres boulets. Qu’ils sont humains, comme toi. Qu’ils souffrent aujourd’hui, comme toi.

    Juste parce que je trouve ça dommage de te voir te torturer en imaginant qu’en plus du père qu’ils t’ont volé ils ont tout ce que tu n’auras pas (selon toi) (car moi, je te trouve talentueuse et je sais que bon nombre de gens jalouseraient ton aisance verbale 🙂 ).

    Bonne soirée à toi !

  5. « pour me dire à quel point mon père a eu raison de me laisser de côté, pomme pourrie, fruit imparfait »
    Ton père a eu tort de te laisser de coté. Que tu sois une pomme pourrie ou une bonne pomme, tu es toujours une pomme de l’arbre qu’il était. A lui de s’arranger pour que la pomme biscornue se redresse et devienne savoureuse. Et au moins heureuse.
    Récemment vu dans le train un père de famille laisser sa femme se démerder avec ses gosses, pour aller au bar. Parce que les gosses faisaient trop de bruit. Furieuse envie de lui filer un coup de latte dans les burnes, pour lui rappeler que ça ne sert pas qu’à baiser. Quand tu fais un gniard, tu assumes. Ton gosse, il y est pour rien à quoi il ressemble. S’il est beau et intelligent, tant mieux. S’il est moche et un peu à la masse, à toi de lui apprendre à s’en sortir. Et surtout à être heureux. Même si tu peux plus piffrer la mère, le gosse, tu l’assumes.
    Tes autres frères et sœurs, ta fratrie bis, ne soit pas trop amère.
    Bien sûr, ils peuvent peut-être être des cons qui vont rejeter la sœur aînée. Mais ils ne sont pas ton père. Peut-être qu’ils auront envie de te connaître. C’est pas leur faute volontaire si ton père t’a rejeté. C’est pas leur faute si c’est difficile pour eux de comprendre la souffrance d’être une petite fille qui se fait jeter par son père. Je pense qu’ils n’auraient pas refusé d’avoir une sœur de plus si les circonstances avaient été meilleurs, si ton père n’avait pas fait barrage. Ils sont probablement tristes qu’on leur ait volé une sœur.
    Essaye de mettre de coté ta rancœur. Je dis pas que vous deviendrez une nouvelle fratrie, mais vous y gagnerez peut-être des liens. Tu n’as rien à perdre de toute façon. Et ne les haie pas pour avoir fait médecine. Même si c’est difficile (de ne pas les jalouser). Et puis avoir un médecin dans la famille, ça peut servir ;).

  6. Toujours ces mots, ces expressions si sensibles pour exprimer un sentiment fort. Merci, Daria.
    C’est illustrer (en creux) la place du père, sa fonction, avec cet accent particulier chez les filles. Je ne sais pas si un homme écrirait cela, je sais pourtant (par le cas d’un ami) qu’un fils soudain abandonné se (lui) pose des questions toute sa vie aussi bien. Ma mère a écrit un livre (l’Odeur du père) après la mort de son père plutôt distant, et on voulait lui faire changer ce titre…
    Je crois que l’homme adopte l’enfant à un certain moment de la petite enfance. Il décide d’être père. Tout père est un père adoptif. Certains le sont très peu, et le tien a cassé cette décision prise envers toi, cassé son investissement. On ne sait s’il est bon père avec ses enfants ; il a voulu les protéger de la révélation de ton existence sans doute (mais d’abord se protéger soi-même et se mentir à lui et aux autres).
    Je voudrais te raconter deux histoires de père adoptif au sens légal et de fille reconnaissante malgré l’éloignement d’un divorce, tandis que les pères naturels, alcooliques, n’ont eu aucun rôle et aucune trace. Mais c’est une autre histoire.

  7. Quand on me parle de mon père, je cite toujours cette phrase tout conne sortie de la série tv Veronica Mars : « Celui qui part, c’est celui qui a tort ».

    Les liens d’amour sont plus forts que ceux du sang, et tu ne sauras jamais ce qu’il y a vraiment derrière les portes de sa « nouvelle famille ». Il en est de ces pères et mères qui voient leurs enfants comme des moyens plus que comme des êtres humains. Pour garder l’autre, réparer une blessure.

    Ne t’excuse pas de ce que tu es, de qui tu es. Il est parti parce qu’il est ainsi, pas pour tes formes ou tes défauts. Tu as aussi des qualités. Et pour ce qui est de la « pomme discornue » c’est notre société qui veut que comme les légumes nous soyons lisses et beaux et désirables. Qu’elle aille se faire voir car une personne qui aime son enfant, une personne qui aime vraiment une autre personne, sait l’accepter. Mais le fond ce n’est pas qui tu es. c’est ce qu’il était. Ne souffres plus des erreurs de ton géniteur. On en souffre tous, et s’en sortir n’est pas évident. Le mien est revenu sur Facebook avec 15 ans de retard, je lui ai dit que j’avais déjà une famille et surtout un père. Qui avait aussi ses défauts, qui était autoritaire et maladroit mais qui m’aime et que j’aime, qui m’a accepté alors qu’il n’en avait pas l’obligation. Qui m’a laissé l’appeler Papa et avoir le père que j’attendait tant.

    « On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille »

    Mais le reste, on le choisit quand même un peu. Je comprends l’incompréhension, la colère et le questionnement. Quand j’ai commencé à garder des enfants, le plus petit avait l’age que j’avais quand il a quitté nos vies. Et j’ai regardé sa frimousse, et je me suis revue plus petite avec ma bouille de chipie et je me suis demandé : « Comment on peut avoir envie de délaisser des frimousses aussi tendres ? »

    On ne pourra jamais comprendre ou savoir cela sans le vivre. Ce qu’on peut faire c’est s’aimer. Se donner une chance qu’on a toujours attendu de nos pères/mères parti.es

    Il y a quelques années ce texte m’aurait transpercé le coeur, il m’a fait comprendre que la colère était partie, les remords aussi. J’en parle librement aux gens, et quand on me plient je refuse la pitié car tu ne serais pas celle qui tu es s’il était resté aussi. Dis toi que son absence et tous les sentiments t’ont permis d’avoir des choses que tes « demis » n’ont pas. Même dans le malheur il faut savoir trouver du bon, je ne dis pas que c’est bien, je ne cautionne pas mais parfois il faut faire avec, sinon tu rentres dans un engrenage infini ou tu verras un mal partout qui n’est pas, ou plus.

    J’ai tapé un pavé en mode conseil, même si je pense que ton article était plus pour te soulager que pour appeler à l’aide. Je ne sais pas ou tu en es, mais j’espère que tu verras ces mots, qu’il t’éclaireront un peu si tu n’avais pas vu certaines lumières.

    Sinon j’ai une super blague : Dans quelle boite de nuit les steaks ne peuvent-ils pas rentrer ?

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