Carte Postale de Bretagne

La mer, amas cellulite vague dune sable, le sel, serviette élimée crême périmée cendrier canette, un rocher, les autres, leur odeur, l’impossibilité de fuir les corps, si présents dans l’espace, si couverts d’habitude, si dénudés à présent. De la rue au sable, quelques mètres, no man’s land, mélange de ceux qui enlèvent leurs chaussures et de ceux qui les remettent, on range son sein, on réajuste son sexe, on se gratte la raie, on laisse nus les enfants. Ils peuvent eux courir sur le parking tout torse dehors, sauf les petites filles passées trop vite trop grandes, celles là sont couvertes ou se couvrent d’elles mêmes, la pudeur, la modestie, l’habitude peut-être. Les tétons sont vite sexués, à trois ans Virginie porte déja un erzats de bikini, les balconnets de mousse gorgés d’eau remontent sous son menton et ne couvrent rien de ce qu’il faudrait déja cacher, sa chair est tendre et griffée à force de rabaisser l’étoffe détrempée sur sa chair, elle mime déja l’adolescence et traite de bébé ceux qui osent jouer dans l’eau en slip, sans s’en soucier. Grandir c’est couvrir les morceaux qui dépassent ou qui pourraient faire envie, prendre conscience de sa chair comme une arme de séduction ou comme un fardeau à porter, se faire proie ou chasseresse dans un labyrinthe biaisé.  Chez les enfants pourtant, chez les petites filles d’abord, les copies conformes de nos vêtements d’adultes me paraissent grotesques et dangereux, les empêtrant dans des noeuds et dans des tissus collants qui gênent leurs mouvement et les catapultent sans explications dans les obligations à s’asseoir les jambes croisées ou à veiller à ne rien montrer. Cacher leur sexe, pour des raisons d’hygiène, de propreté enfantine, de sable ou d’apprentissage de son corps, certes. Déguiser les petites baigneuses en poupées à volants, les alourdir de vêtements à soigner, leur enseigner qu’il est plus important de ne pas se tâcher plutôt que de bien jouer, non merci. Le genre viendra leur pourrir la vie, demain à l’école, au sport, à la cantine. Ne sexons pas nos enfants comme des poussins d’élevage, laissons leur le temps de trouver les travers de notre monde, entre le rose pailleté à outrance des jouets genrés et les sports de garçons qu’elles regarderont du bord du terrain, supportrices du dimanche et faiseuses de sandwichs attitrées.

Les soirs de week-ends, on ouvre ici la boîte de nuit, sorte de cave recouverte de skaï pour adolescent-es gominés et attifés, on s’y rend comme en pélérinage, on met les plus beaux habits, on tremble devant la porte sur le rythme des basses qui écrasent les méches ourlées des filles brushées. Ils n’ont pas 18 ans, mais tout le monde s’en fout, elles ont 16 ans et ca suffit, peut-être moins, les traits se distinguent moins bien sous les couches de fond de teint, une cigarette à la main, l’air de jouer sa vie sur un signe du videur, tout se joue entre le fumoir et la sortie, on vérifie une dernière fois son gloss, on suce une sucette pour se donner un genre, on paie 6 euros, c’est parti. Je me sens centenaire à les regarder, vieille et cynique, je pourrai être la mère de ce petit dur au crâne rasé qui s’enquille des tequila pour avoir l’air moins bête, j’ai fait pareil,  il vomira tout à l’heure, et ca fera des souvenirs pour la rentrée, la soirée sera re-écrite, racontée cent fois dans le car de rammassage vers le lycée de la grande ville. Ici on trouve de l’héroïne, de la cocaïne, on se drogue à la campagne plus tôt et plus dur qu’à la ville il me semble, pour tromper l’ennui, pour se sentir vivre, pour faire son expérience, on fume du mauvais cannabis sur la plage en se pensant hippie. Internet n’a rien changé aux adolescences chiantes, aux dimanches sans rien à faire d’autre qu’à traîner, à l’envie d’avoir une mob pour rejoindre sans contrainte la ville d’à côté, aux parents qui ne comprennent rien et à l’envie d’hurler. En ville comme ici, les cliques de ceux qui ont, de ceux qui n’ont pas, de ceux qui paraissent, et de ceux qui voudraient bien avoir l’air, les beaux et les moches, les gros et les drôles, la même attitude flasque et bavarde, la même posture dans l’attente. Que la vie commence, que les parents partent en vacances, que les résultats tombent, que le permis soit passé, que les boutons disparaissent, attendre d’être soi, de découvrir ce qu’on voudrait et ce qu’on ne pourra pas avoir, se prendre sa vie rêvée en pleine face, abandonner, recommencer, refaire, partir d’ici puis revenir, s’asseoir sur la plage et regarder la mer.

Les cheveux bleux se promènent sur la digue après le déjeuner, scène d’une promenade digestive sur le port, ils marchent en couple, ceux qui survivent ensemble se tiennent le bras et marchent à petit pas, les veuves avec les veuves, les veufs avec leurs chiens. On se rappelle comment c’était avant, le nouveau port et le nom de ce café qui a fermé, on se raconte les étés qu’on passait, quand les enfants étaient là et quand ils venaient alors, quand les petits enfants se satisfaisaient encore d’étés passés dans la torpeur des confitures maisons et du club de plage, quand l’autre est mort et que sa femme a suivi juste après, on montera au cimetière demain, si le temps le permet. Les vieux vivent en vacances comme au travail, il y a des horaires et des itinéraires, on mange à 13h pile pendant le journal, on attend deux heures avant de se baigner, on mange des huitres les mois en R, et le poulet roti chaque lundi du marché. On se couche tôt, pour profiter le lendemain, mais demain c’est pareil qu’hier, les courses, le journal, la télé, la promenade sur la digue, les mots croisés. On vient en train quand on ne peut plus conduire, on pourrait mais on a peur, les gens roulent comme des fous, on laisse l’auto au petit fils, on fait avec la vue qui baisse et les jambes qui fléchissent dans la montée vers Shopi, c’est la vie. On espère que tout se passe bien dans l’appartement parisien, que la gardienne arrose les plantes, ca sentira le renfermé quand on rentrera pour la rentrée, puisqu’il faut rentrer même si on a plus rien à faire, même si tous les rendez-vous sont annulés. Ici c’est l’été, là bas l’hiver, parfois une croisière, on reste actif même si on a plus rien à faire.

La maison

J’ai toujours aimé compter mes pas. Avant les recommandations de l’OMS, avant l’appli Santé, j’aime compter quand je marche, les pas et les creux, les lignes et les traits. Les chiffres prennent des couleurs, des notes, j’aime mieux les multiples de trois qui donnent pairs que les multiples de deux trop évidents, il y a une hiérarchie des nombres dans ma tête, un podium des associations mathématiques magiques, une symphonie de 18 et de 48, tantôt roses, parfois bleus, je ne m’arrête pas orange ou violet, 215 ou 511 jamais. Quand j’étais petite, mes jambes plus courtes comptaient plus vite, les mêmes trajets aujourd’hui me demandent moins de chiffres, je mesure les années au nombre de pas que je gagne à ma foulée, ma forme et mon envie à la vitesse des additions, quand il faudra ralentir et compter plus doucement, la vieillesse arrivera, je reprendrai les mêmes pas qu’à 7 ans avec des jambes plus grandes, j’aurai mathématiquement régressé. Dans la station balnéaire de mes étés d’enfant, les trajets sont les mêmes, mes jambes ont poussé, je compte à peine, je connais par coeur, les virages et les montées. Ma chambre de jeune fille du deuxième est vide, j’habite la chambre rose du premier depuis que je suis grande, depuis qu’un garçon a été présenté aux pierres et au granit, à ma mère et à ma grand mère, à mon enfance et au matelas en laine des chambres vides toute l’année.

J’aime l’odeur de cette maison, celle du papier peint humide et de l’eau salée, celle du parquet et des draps propres rincés par la pluie au moment de sécher. J’entends le tic-tac de la grosse horloge bourgeoise du salon, même si elle a arrêté de toquer il y a des années, le bruit est dans ma tête, elle sonne encore les heures et les quarts d’heures, on la remonte avec une grosse clé rouillée, au coeur de la vieille dame, perché sur un tabouret. Le vieux fauteuil défoncé, toujours monopolisé par les adultes, que je peux maintenant réclamer de manière légitime, je suis grande moi aussi, tu vois, j’ai droit, on s’y asseoit par ordre d’âge, sauf quand on est trop vieux pour en sortir, la terre est basse, les os craquent, on préfère une chaise, comme les enfants, naufrage ordinaire des corps qui ne peuvent plus s’abandonner à la mollesse. L’odeur du gaz sous les casseroles et les allumettes qu’on cherche toujours, la manie de mon père de remettre celles qu’il craque dans la boîte, les oeufs brouillés à la tomate de ma grand mère, ses jupes culottes clownesques et ses Mephistos increvables, la boîte à couture dépliable, la crème anti ride L’Oréal, la liqueur de fraise et la brioche au beurre salé, les hortensias crevés du jardin et les chats du quartier, ma mère assise sur le perron, cigarette à la main, je mélange les meubles, les murs et les habitants, les histoires, les anecdotes, les odeurs, cette maison c’est chez moi, comme ceux qui passent dedans un moment. Cette maison est à moi, je le sais maintenant.

Je ne crois pas avoir été jamais malheureuse ici. Ou alors pas beaucoup, ou pas assez pour que je m’en souvienne. Tout coule, tout est toujours pareil ou presque. Le moindre changement fait grand bruit, refaire un pièce, faire construire une bibliothèque, se séparer de la cuisinière au charbon vieille de 30 ans, tout est négocié avec nos mémoire, de quoi pourra t on se passer, de quoi peut on priver nos habitudes, comment remplacer quelque chose sans ne rien changer de la saveur particulière de nos étés. Cette maison me protège, elle veille, elle conserve au frais les mémoires de ma famille, elle renferme les objets qui ouvrent les vannes des souvenirs cachés, elle provoque les discussions nocturnes, les arbres généalogiques sur un coin de nappe, les aveux et les larmes des drames vite oubliés. La table modulable de la cuisine a vu passer les hordes d’adolescents affamés, les vieux couples, les disputes, les cartes qu’on tire pour se faire peur, les séances de spiritisme, le trivial pursuit sacré, des milliers de petits-déjeuners, des kilos de haricots verts équeutés. Tout me rappelle à moi dans cette maison, ce que j’étais, ce que je suis. Sans juger, sans me faire de procès, me faire remarquer que j’ai pris du cul ou que j’ai tout raté. Cette maison m’attend, elle est contente quand je viens, croyez ce que vous voudrez. Et elle a hâte de me voir l’année prochaine, pour voir si j’ai changé.