Vendredi

Depuis vendredi soir je mets plus de noir sous mes yeux, je n’en mettais plus, ça faisait trop noir, trop grunge peut-être, depuis vendredi je remets du noir. Pas pour le deuil, pas pour poser un voile sur mes pupilles, pas pour me faire belle, je pose un trait noir et épais sous mes yeux, entre le mouillé et le sec, pour me donner de la force. C’est rien, quelques grammes de fard que personne ne remarque, je ne fais pas dans les grandes messes publiques, pas de déclaration de guerre ou de selfie à la tour Eiffel. C’est assez pour me redonner envie d’être dans la rue, d’habiter les terrasses et d’appeler des amis, c’est assez pour me permettre d’accéder à ma colère, la laisser sortir, cette boule qu’on transforme en angoisse depuis quelques nuits, arrêter sa production nette, m’ouvrir le nombril et laisser mon ventre hurler la rage, l’injustice et la peine. Mon visage n’a pas changé depuis vendredi, pas de nouvelle ride ou de cheveu blanc, ma biologie n’est pas assez spontanée pour marquer à jamais ces massacres dans ma chair, je les ajoute donc à la main, je peins à mes yeux les horreurs des autres pour qu’elles me servent, pour ne pas oublier d’avoir envie, pour ne pas laisser gagner le rouge et le violet sur les chairs vivantes, chanceuses, elles. Je n’oublierai jamais novembre, pas besoin de rappel sur mon calendrier, cette nuit brûle dans mes viscères, paquet de merde purulent et infecté qu’on voudrait expulser mais qui ne nous quitte pas, je suis malade de novembre pour le reste des mois de toutes les années.

J’ai envie d’aimer, mais j’ai aussi envie de me battre, je suis coincée entre ces deux énergies, il faudrait pouvoir frapper ceux qu’on aime pour s’assurer qu’ils sont vivants, faire couler le sang pour permettre aux blessures de se refermer, je vous vois, blessés invisibles, comment réparer ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on ne voit pas. Pas de pansement pour les yeux, juste un peu plus de noir, sous les paupières ou sur les bras, on nous enlève nos droits à la manifestation même de nos deuils, nous sommes légalement condamnés à l’individualité. Il faut donc se contenter de serrer les proches et les moins proches, la mort jamais loin, cercles concentriques de l’horreur, novembre, barre toi. Et puis s’aimer fort, n’importe comment, dans les draps, contre le sol, s’aimer les doigts enfoncés profonds dans la chair tendre, chaude, mouillée, sentir la vie sur sa langue et se réjouir des spasmes de l’autre, se donner la vie dans des baisers qui n’en finissent pas, perdre le souffle et s’en foutre, nous ne mourrons pas, nous pouvons nous asphyxier de peau, nous pouvons choisir d’avoir mal, les doigts serrés, les pincements et les cris, nous sommes libres de continuer à nous distraire, puisque la mort guette et qu’elle ne s’en va pas. Il me semble qu’il est urgent d’être simple face à tout cela, qu’il est urgent de dire l’envie, le manque, l’amour ou son opinion, qu’il est urgent de se compter, unis face à la déferlante de ceux qui voudraient penser pour nous. Se compter, comme vendredi, recensement des aimés, et même des autres, même nos pires ennemis, nous les voulions sains et saufs.

Je ne sais pas ce qui viendra. Il y aura d’autres semaines, il y a aura d’autres mois. Il y aura des concerts, des anniversaires, des fêtes. Des gens tomberont malade, d’autres guériront. Les tragédies individuelles se mêleront à la grande histoire de ce vendredi là. Je sais que je ne suis plus la même, je sais que nous avons tous changé. Nous sommes irradiés de peine, de l’épicentre aux frontières du monde, le nuage ne s’arrête pas aux frontières, rien n’est pareil. Il aura fallu que ca se passe près de chez moi, presque sous mon nez. Il aura fallu le sable et le sang sous nos chaussures pour que nous prenions conscience de l’horreur du monde. Le Nigeria était bien loin, la Syrie presque fantasmée, ça n’arriverait pas chez nous, jamais. Il faudrait que nos nombrils explosent et nous relient par le sang au cœur du monde. Qu’on comprenne enfin, ou qu’on ressente, au moins. Nos corps nouveaux peuvent apprendre à aimer plus loin que nos quartiers. Je ne voudrais pas perdre ma bienveillance, je voudrais la multiplier. Je voudrais apprendre, je voudrais tout lire, je voudrais voir, je voudrais entendre, profiter d’être vivante pour fluidifier les ondes, apporter du bon, aller vers la beauté. Je voudrais que vendredi soit loin, qu’il soit un mauvais rêve, qu’il soit possible de tout recommencer, depuis des centaines d’années, pour ne pas le laisser arriver.  Je ne peux rien changer. Juste moi.