Tunic (song for Karen)

Ca s’arrête jamais ces conneries. Tu y crois pendant quelques mois, liberté conditionnelle, tu penses plus à la bouffe, t’arrêtes de te lever le matin dégoutée par les cadavres de ta dernière crise. Tu supportes la frustration, tu manges tes légumes parce que t’aimes ca, tu cuisines, tu partages. Et puis ça revient. La nausée. L’état second. L’obsession. Le cercle vicieux de vouloir t’empêcher de te détruire qui te donne envie de te flinguer. Le poids, les joues qui s’alourdissent, les fringues de plus en plus vagues, le corps qu’on cache parce qu’il désobéit. Cour martiale pour le vieil ennemi, il a trahi, encore. Il ne mérite plus. Condamné à l’implosion malgré soi, noyade fatale dans un océan de graisse dure, je perds pied dans mes bourrelets, en apnée entre deux bouchées. Je n’arrive pas à me sauver. Je me fous d’être grosse. Je ne supporte plus de ne pas contrôler pourquoi je grossis. Entre ce que je veux et ce que je porte à ma bouche, il y a cette zone grise créée par mon cerveau malade, ce Larsen continu qui m’empêche, qui m’évite peut-être, de m’écouter.

Ce n’est pas faute de vouloir guérir. La thérapie, le self-care, les médicaments, oui, merci. Je me retrouve dans des récits d’alcooliques abstinents, malades pour l’éternité, toujours hantés par l’idée de retomber dans un verre, jamais à l’abri d’un excès qui conduit à l’enfer.  Ce ne sont pas pas les excès qui déclenchent mes périodes de gavage, mais les contrariétés d’abord, les contraintes ensuite. Je peine à expliquer le mécanisme exact, au bout de 20 années de troubles du comportement alimentaire, je n’en sais que ce qu’on m’a raconté. Quand je commence à manger, je déconnecte de la personne que vous connaissez. Je n’ai plus ni rage, ni volonté, ni répartie, ni humour. Je suis ailleurs. J’ai conscience pourtant de ce qu’il se passe, je me regarde enfourner. Je sais à quel moment j’arrêterai. Je sais que j’essaierai d’en vomir un maximum. J’ai de plus en plus de mal à gerber. C’est pire. Quand la crise est passée, quand je reviens à moi, je reste le ventre déformé par le trop plein, incapable d’expulser, coupable, malheureuse et désespérée. Il m’arrive de manger dans un demi-sommeil la nuit, je me lève et je mange, je me recouche, j’oublie. Je trouve au matin les restes dégueulasses de mes agapes morbides. Je me hais. Je mange. Je me hais. Je remange.

Et puis je traîne cette culpabilité de présenter au monde le visage de la grosse apaisée. Je ne le fais pas consciemment. J’ai toujours parlé ici de mes difficultés. Les gens retiennent ce qu’ils veulent. J’ai du courage, je suis une leçon de vie, toutes ces phrases que je reçois comme des grandes claques, qui me rappellent à la fois à ma monstruosité et le rôle que l’ont entend me faire porter. Les gros ne sont pas les seuls à souffrir de graves troubles du comportement alimentaire. Les autres, aussi. On parle beaucoup de l’anorexie, sans doute parce qu’elle est spectaculairement inquiétante, qu’on lit la souffrance dans les os apparents des malades. Peut-être parce qu’elle est considérée comme une maladie « noble », celle de de l’hyper-contrôle de soi. La boulimie, le Binge Eating Disorder, l’hyperphagie, tous ces maux tuent aussi. La culpabilité que nous portons, parce que vous associez ces TCA à notre manque de volonté, à notre stupidité ou à notre manque d’éducation diététique, nous abime aussi. Elle nous intime le silence. Elle nous empêche de vous raconter que nous mangeons, et que nous souffrons de manger. Elle nous condamne à grossir, et à continuer de souffrir.

2 réflexions sur « Tunic (song for Karen) »

  1. Votre témoignage est magnifiquement bien écrit, c’est très fort. Et très utile pour répondre de manière constructive aux clichés du quotidien sur les comportements alimentaires.

  2. Merci beaucoup, cela m’a pris aux tripes. Je me sens…. Bien moins seule.

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