Retour de séminaire, Paul B. Preciado, une nouvelle histoire de la sexualité

Pourquoi il m’a fallu tant de temps pour comprendre la grossophobie comme un problème de validisme ? Qu’est ce que ça dit de ma propre peur de l’invalidité, cette construction institutionnelle monstrueuse dont il faut s’éloigner à tout prix pour avoir le droit d’exister, que de temps perdu à hurler que je suis grosse mais que je peux faire ceci, que je suis grosse mais que je n’ai pas telle pathologie, que de mots blessants et dangereux pour mes adelphes gros, pour mes adelphes en situation de handicap. Ce temps perdu à fuir le validisme de la société, parce qu’au fond, je le savais, je le sentais sans me l’avouer, que c’est bien la performance de mon corps qui est jugée et attaquée dans la grossophobie. Performance au travail d’abord, on ne veut pas de vous ici, vous ne faites pas dynamique, vous devez tomber souvent malade, vous aurez du mal à tenir le rythme, mon corps incapable de servir le capitalisme.  Performance amoureuse, je veux bien te baiser mais pas m’afficher avec toi, je ne pourrais jamais te prendre la main dans la rue, l’incapacité de performer mon role de femme sac à main, celle qu’on prend sous le bras pour se montrer dans des endroits comme il faut, celle qu’on ne peut pas exhiber comme marchandise signifiante de la réussite. Performance sexuelle, mon corps fantasmé comme incapable de jouir, coupé de mon sexe par ma graisse, mon ventre comme barrage à l’orgasme, mon corps désiré pour sa gourmandise supposée, engloutir le sexe de l’homme comme qualité intrinsèque à mon état de grosseur, bonne bouffeuse de bite, bonne cochonne gourmande, celle qui performe mieux au lit parce qu’elle est reconnaissante d’etre pénétrée, celle qui en fait plus que les belles, que les jolies, et donc que les minces, pour faire oublier sa monstruosité. Performance domestique, femme grosse bien docile, qui fait tout pour etre à la hauteur de son ménage, performance reproductive, des hanches faites pour porter des enfants, voilà ce qu’on me dit depuis l’enfance, légendes de fertilité des vénus préhistoriques, balayées par une médecine de performance, il faut enfanter vite et bien, il faut avoir des grossesses parfaites, sans risques et sans incidents, il faut avoir un corps efficace, facile à manipuler pour les médecins, facile à sonder, à découper, à coudre et à recoudre. Performance de la féminité, pour peu qu’on trouve enfin une définition à ce mot, mon corps fantasmé comme trop femme, trop de seins, trop de fesse, trop trop trop, proie pour les prédateurs pédophiles qui se cachent derrière l’excuse d’une maturité précoce de ce corps qui déborde dans leurs mains ignobles, performance de l’hétérosexualité obligatoire des corps divergents, ne jamais avoir l’espace de réfléchir sur son désir, aller vite, performer la victoire sur une société normative par l’accouplement normatif lui aussi “C’est mon choix : ils aiment les femmes rondes et elle le leur rendent bien!”. Performance du genre, les vetements comme des costumes, gros tas en jogging jugé masculin, grosse pin up au décolleté plongeant jugée grosse putain, pas de place pour la nuance, pas de place pour nos gros cerveaux, toutes nos vies sont consacrées à la fuite, à la planque, revendiquer l’acceptation des violences comme seul lieu sur, dire qu’on sait que c’est pas normal, qu’on se sait maltraitée, mais que c’est comme ca, on ne changera pas le monde, alors autant s’y mettre bien, s’y trouver une place la moins douloureuse possible, puisque le confort nous est interdit, tout est trop petit. Se contorsionner le corps et l’esprit des années durant, devenir les grosses et les gros invisibles, ou avancer en pointant du doigt nos masques, entrer dans chaque pièce toute nos vies en hurlant JE SUIS GROSSE de peur qu’on vienne nous reprocher ensuite de nous être travesties comme non monstrueux, comme normaux. La peur d’être découvertes dans nos différences, dans les adaptations multiples que demandent nos corps pour affronter une réalité qui ne ne calcule pas nos volumes, échanger des astuces sous le manteau comme des pestiférées, telle marque contre le frottement de cuisses, tel médecin qui ne nous fera pas pleurer. Survivre en apnée, courir derrière l’idée qu’on arrivera à performer comme les autres, c’est la seule solution, pas le loisir d’imaginer d’autres vies possibles, pas le temps de faire communauté. 

 

Se réveiller. A cause des violences, pas grâce aux violences, à cause d’une énième consultation, de la dernière micro agression, à cause d’une lecture, à cause d’un endroit en soi où l’on cultive dans le noir les derniers espoirs d’une vie sans la contrainte de la norme, un jardin fantasque et révolutionnaire où l’on peut s’imaginer s’asseoir dans un fauteuil à notre taille pour prendre le temps de penser nos corps comme nos alliés. Un endroit de douleur aussi, où nos corps se racontent, ces corps qu’on fait taire depuis nos naissances, nos peaux qui pleurent l’inceste et la violence, la pauvreté et la maltraitance, l’indignité apprise par coeur pendant nos parcours scolaires, nos os broyés par la machine institutionelle, par la machine travail, qui les brise pour nous faire rentrer dans les cases des autres, comme les os des gros morts dans leurs cercueils trop petits, rabotés et reboutés pour rejoindre la terre comme des morceaux désarticulés. Un endroit où le corps prend le temps de se vivre souffrant, sans que cela soit grave, sans que cela engage notre dignité, un endroit où les genoux peuvent grincer sans qu’on vous hurle que c’est de votre faute, que vous n’aviez qu’à jeuner, un endroit où les ovaires dévorées par les kystes de mes adelphes polykystiques sont enfin soignées, comprises et soulagées, un endroit où nos corps peuvent remiser leurs armures, prendre le temps de se regarder dans un miroir qui ne menace pas de vous couper l’estomac puis de vous l’agrafer pour votre bien, parce que vous allez mal performer la vieillesse, ou que vous ne correspondez pas aux attentes esthétiques des mâles en rut. Un endroit où je pourrais, peut-être, comme je l’ai commencé pendant ce morceau de séminaire, commencer à me débarrasser de ce validisme ingéré dès ma naissance comme une bouillie bien pensante et rassurante, où je peux envisager que l’inadaptation de mon corps, c’est aussi son seul moyen de refuser de participer à la grande messe mi néolibérale mi spartiate du corps sain et bronzé. Je ne pense pas qu’on puisse naître grosse, comme pour ma sexualité, je refuse le born this way, de cet endroit de confiance et de paix il me semble que je peux envisager que mon corps grossissant est la meilleure réponse aux violences justement, je peux remercier ce corps souffrant de m’avoir protégé de bien pire, de m’avoir enrobé et embrassé, de m’avoir porté à travers les ravins de la mort psychique bien des fois. Reconnaître que je ne suis pas grosse par hasard, et que mon gras est une réaction sensée et intelligente à l’horreur, aux traumas, à l’impossibilité d’être autrement, qu’il n’est pas qu’une matière jaune à éliminer, qu’il garde entre ses plis le secret qui me garde en vie. Mon corps gros, mon corps qu’il me faudrait quitter pour rejoindre celui des happy people, des gens des magazines et de la normalité, ce corps difficile et massif à manoeuvrer, il m’apporte joie et questionnements, il est mon baromètre et mon gouvernail, il me met joyeusement à l’écart des autres, de ceux à qui je ne veux plus ressembler. 

 

 

Texte écrit au retour de 2 journée du séminaire à Pompidou

4 réflexions sur « Retour de séminaire, Paul B. Preciado, une nouvelle histoire de la sexualité »

  1. Waouh. Comme à chaque fois : c’est beau, c’est juste, ça claque et ça dit des trucs qu’on aurait voulu lire y’a 15 ans. Merci Daria et hâte de te lire encore et encore.

  2. Merci pour ce magnifique texte, percutant comme d’habitude.
    M’autorisez vous à le partager ?
    Anne

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