Un an

On rentre dans la salle, ton corps est là, derrière un muret, le cercueil est ouvert. Je me tiens aussi loin que possible. Je savais que tu serais là, c’est ton enterrement. Je n’avais pas imaginé que je pourrais te voir, j’ai fait l’impasse de la réalité de ton corps défunt. Je ne t’ai pas vu depuis 25 ans. J’ai décide de ne pas te regarder mort. Je ne veux pas me souvenir de ton cadavre. J’ai du mal à rappeler un souvenir de ton visage. Je fais défiler la dizaine d’images qu’il me reste de toi dans ma tête. Je n’ai pas de son, pas de vidéo disponible, tout est figé, trop ancien. Nous sommes une petite douzaine en arc de cercle autour d’une télévision accrochée au mur. C’est le plus grand de tes fils qui mène la cérémonie, l’autre ne dit rien, il ne pleure pas, il est momifié dans sa peine. Il lance un diaporama de photos de toi. Le son ne fonctionne pas. Il faut faire venir un employé du lieu. Nous restons de longues minutes à attendre. Pendant ce temps je te regarde sur l’écran, toi le cadavre. Je ne te reconnais pas. C’est très douloureux. Chaque photo de toi me présente un visage encore inconnu. Tu es parfois très gros, comme je me souviens de toi, parfois très maigre. Tu n’es jamais le même. Rien n’est cohérent. Tu m’apparais comme déguisé sur chaque cliché. Je ne te retrouve pas. Tu étais un autre, avec eux. Tu n’étais plus celui que j’ai connu. Tu aimais toujours naviguer. Tu aimais toujours lire. Mon frère prend la parole. Il vante ta carrière de soignant. Il dit que tu t’occupais bien d’eux quand ils étaient malades. Ta putain d’ambition. Ton putain de rôle de médecin. Celui-là tu aimais le jouer. On répare le son. Ils ont choisi la symphonie de l’inachevé. Je ne sais pas si tout le monde saisit à quel point ce choix est symbolique. Evidemment, ta vie est inachevée, parti trop vite, et tous ces poncifs. Mais surtout, ta vie est ratée. Symphonie pour ta vie ratée Papa, pour ta famille sacrifiée, pour tes enfants abîmés, pour tes amours tristes, pour cet internat qui te déçut tant, pour cette cérémonie sans amis, sans vrais discours. Je pourrais rire, si je n’étais pas si triste. Il demande si quelqu’un veut parler. Nous sommes si peu, le silence s’installe vite. Je me lance. Je ne veux pas dire ma peine, je ne veux pas dire mon malaise. Je raconte un souvenir de toi, un souvenir d’été. Nous étions en Grèce, nous adorions nager toi et moi, on plongeait. Je te revois bronzé, souriant. Nous nous promenions le long d’une jetée. Tu as vu quelque chose dans l’eau, ca ressemblait à une amphore. Nous nous sommes jetés à l’eau. Le fond était loin, nos oreilles douloureuses sous la pression, mais nous avons réussi à remonter ce morceau de poterie. Tu as inventé une histoire, tu m’as raconté que ce morceau de jarre nous arrivait de l’antiquité, tu m’as dit les marins et les commerces sur la Méditerranée, nous sommes restés longtemps là, trempés, les pieds dans le vide, à contempler avec adoration ce morceau de terre cuite. Et tu m’as expliqué qu’il fallait le rendre à la mer. Que son histoire ne nous appartenait pas, à nous, qu’il serait égoïste de la garder, que ce qui comptait, c’était de raconter l’histoire, de la partager. Ensemble, nous avons doucement rendu notre trésor à l’eau, nous l’avons regardé s’enfoncer et rejoindre le sable. Tu savais raconter les histoires. Tu savais m’emporter, me transmettre le goût des grands voyages intérieurs. Nous étions allés au cinéma regarder le Grand Bleu, notre film préféré. J’avais 8 ans, et je croyais que tu étais comme Enzo, ce personnage viril et caractériel. Il m’a fallu longtemps pour réaliser que tu était Jacques Mayol, un enfant qui grandit sans sa mère, traumatisé par le manque d’amour, incapable de gérer ses émotions autrement que dans une fuite éperdue vers le fond, et vers la mort. Est-ce que mes frères connaissent ce film ? Est-ce que tu leur as dit ce que tu allais chercher dans l’alcool et le fond des mers ? Ma belle mère ensuite, comme trempée dans la cendre, si grise qu’elle se fond dans le mur, déblatère des poèmes nuls que tu aurais détesté. Tu récitais Apollinaire et Mallarmé quand j’étais petite, tu chantais des opérettes sous la douche, tu aimais les tragédies grecques, tu m’avais emmené au théâtre pour que je puisse approcher mes idoles. Tu avais du goût, tu aimais les jolis mots, tu m’as transmis ton amour de la versification, des arias mélancoliques. J’avais parfois la chance que tu aies le temps de me raconter une histoire pour m’endormir, je pouvais choisir, je me souviens d’Ulysse et du cyclope, des brebis de Polyphème, de la sorcière Circée, du métier à tisser de Pénélope. Tu partais toi aussi pour des aventures que tu racontais parfois hilare autour du dîner, gardant les histoires les plus tristes pour la solitude de ton bureau. Tu passais de longues heures enfermé dans cette pièce aux volets fermés, où personne n’avait le droit d’aller.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *