Abbas.

Abbas est pakistanais, il a 55 ans, et c’est mon collègue préféré. Il travaille dans le sentier depuis 30 ans, depuis qu’il est arrivé en France, il est marié depuis 30 ans aussi, il a des filles qu’il essaie de marier sans succès, mais il va y arriver. Abbas prie dans la petite salle derrière l’entrepôt, il transforme les chiottes tristes en lieu d’ablution, y’a de l’eau jusqu’au plafond et il se contorsionne pour atteindre ses pieds, mais il prie, tout les jours, qu’on soit dans le jus ou qu’on ne glande rien, que ca soit l’heure de la réunion ou d’un truc important, Abbas prie.

Abbas a l’habitude du sentier, de la manière dont on parle, de la manière dont on se vanne, des putes qui bossent sous nos fenêtres et dans notre immeuble, il connait tout ca par cœur, les heures ou tu peux livrer du tissu sans prendre une contravention, les boys qui trainent sur le boulevard à la recherche d’une course à faire, d’un petit boulot, les coupeurs itinérants, les fournisseurs qui t’arnaquent toujours de quelques mètres ou de quelques pièces, il me prévient, il m’apprend le vocabulaire si particulier à ce tout petit milieu, les usages et les gens biens, les boutiques qui grugent au détail et celles qui te feront un prix, Abbas, c’est mon encyclopédie, il déchiffre les factures qu’on m’envoie sur des morceaux de papiers froissé, il parle pakistanais avec les boys, anglais avec les russes, français avec tout le reste, il sourit toujours, quand je lui demande comment il va, il répond toujours très bien, invariablement, même le lendemain du décès de son frère, quand il a fait 800 kilomètres dans la nuit pour aller voir sa belle sœur, Abbas va bien.

Abbas essaie parfois de faire des blagues un peu grasses, pour rentrer dans une discussion, pour avoir l’air, mais tu sens bien que c’est pas son truc. Quand il prépare les commandes pour nos clientes, il colle avec précision l’étiquette sur le carton, et je l’entends psalmodier les prénoms de celles à qui il destine ce colis, Sophie, Julie, Valérie, il rend ce petit geste répétitif et pénible très personnel, presque amoureux, parfois il rajoute qu’il espère que tu seras contente, qu’il a bien préparé ton colis, et qu’il est très content, à chaque paquet qu’il envoie c’est un nouveau prénom, un nouveau soupir, une nouvelle histoire qu’il invente. Je l’imagine parfois en livreur très particulier, père Noël exotique pour cliente esseulée, avec sa barbe blanche impeccable et ses chaussures toujours cirées, sonner à une porte et voir enfin cette femme pour qui il a préparé si minutieusement le paquet, lui remettre et partir, heureux. Parce qu’Abbas n’est pas libidineux, c’est un homme à l’ancienne, il m’appelle mademoiselle et il m’apporte toujours un café, il me demande toujours si j’ai assez chaud, si j’ai besoin de quelque chose, il porte mes colis et me tient la porte, Abbas c’est le charme un peu désuet, un peu comme son odeur d’eau de Cologne discrète, le mouchoir repassé et plié glissé par sa femme dans sa poche qu’il t’offre, la gamelle usée en fer blanc qu’il apporte tout les jours.

Parfois Abbas s’énerve, parce que son métier est difficile, parce que la charge de travail est importante, parce qu’il a perdu quelque chose ou parce qu’il est fatigué, alors il se parle tout seul, il s’encourage, il se calme, allez Abbas, ca va aller mon vieux, tu vas voir, encore trois coupes, encore 30 pièces à monter et c’est fini, allez mon vieux Abbas, du nerf, je l’entends, et quand je lui dis qu’il perd la tête, il sourit et il me dit que c’est de ma faute et que je suis trop belle. Abbas, il est comme ca, même si il souffre, j’entends ses longs coups de fils, et sans rien y comprendre, je devine qu’il se passe quelque chose de grave, c’est toujours toi qu’il va mettre en avant, complimenter, aider, il a assez de force pour ça, il en a trop vu pour se laisser faire, parfois il raconte les montagnes au Pakistan, le gens qu’il a laissé, l’envie de retourner, pour des vacances peut-être, et l’angoisse de ce qui s’y passe, sa maison qui a brûlé, mais Abbas va bien, Abbas va toujours bien.