Chaussures de filles

J’arrive pas à marcher perchée, j’ai beau m’entrainer, j’ai beau essayer, accumuler les paires, des petits et des grands, des jolies et des orthopédiques, si je me surélève je perds le peu de grâce dont la nature m’a doté, je titube comme une hippopodame bourrée, je me gaufre dans les escaliers, j’arrive pas à rester debout, les talons c’est bon quand tu veux te la péter, je les mets quand je t’attends chez moi, pour ouvrir la porte et faire trois pas jusqu’au canapé, je les enlève vite fait quand on commence à baiser, je les oublie dans un coin jusqu’à la prochaine fois, quand tu reviendras.

Tout est un peu comme ça avec moi, j’ai toujours un truc qui va pas, un trou dans mon collant, les chaussettes qui dégueulent dans mes pompes, une tache mal placée entre les seins, je suis maladroite, et puis la vérité c’est que je m’en fous un peu, d’avoir l’air parfaite, polie, brillante et précieuse, avant ca me traumatisait, je voyais les filles passer, parfaites, le sac coordonné à la ceinture, les ongles vernis, les cheveux rangés, le maquillage fixé à la laque, tu ne parles pas trop fort, tu souris discrètement, t’es jolie, ton visage angulaire et mystérieux, dans ton sac c’est propre et ordonné, tu trouves ton briquet tout de suite, ton téléphone toujours dans la petite poche magique. Si tu me demandes du feu, tu peux attendre longtemps, faut que je fasse le tri, entre les miettes de sandwich, les bonbecs qui pourrissent là au fond, les trois bouquins, les trois feuilles, ma culotte propre et mes lunettes, mes paquets de clopes vides, les allumettes disséminées un peu partout, certaines déjà brulées, trois bics, aucun ne fonctionne ca serait trop facile, le vernis à ongle jaune fluo trop cool que j’ai acheté en poireautant Gare du Nord, le plan du métro qui date d’avant la ligne 14, les dessins arrachés de la nappe du restaurant chinois, une carte du Docteur Mafoussa qui résout tes problèmes par apposition des mains sur ton anus, deux bancos grattés, les horaires du RER de l’hiver dernier.

Rien que l’état de mes ongles ca situe la femme, quand j’ai pas des faux ongles de pornstar américaine, ils sont tout niqués, tout grattés, tout verts ou tout bizarres, j’ai pas la patience d’attendre que ca sèche, alors ca déborde, ca glisse sur les doigts, je trouve que ça fait peintre, en vrai ca fait juste naze, y’a pas deux heures ou on me parle pas des mes ongles dégueulasses, moi je m’en fous, ca m’amuse et puis c’est moi, j’ai pas eu de mallette de maquillage quand j’étais petite fille, je me rattrape maintenant, j’en fous partout, je mets du vert fluo sur mes paupières, du noir sur mes pieds et j’écris des trucs sur mes bras à l’eye-liner, quand je m’ennuie j’imagine que je suis invitée chez Oprah, je mets du blush orange et du rouge à lèvre rose Barbie, je réponds à une interview imaginaire en faisant des grands gestes avec mes mains, même que parfois j’fais tchiiiiip.

Si un jour tu manges en face de moi, s’il te plait, fais un effort, fais tomber un truc, renverse le sel, fais toi une tâche, me laisse pas toute seule avec ma gestuelle handicapée de la fourchette, je me bats avec mes couverts et trop souvent ils gagnent, je rend les armes après le plat de résistance, quand j’ai un morceau de viande au fond du soutif et de la salade collée au poignet, j’y arrive pas, je te jure, c’est pas faute d’avoir appris, ne pas mettre les coudes sur la table, ne pas roter et dire merci, c’est plus fort que moi, mon corps ne m’obéit pas, t’as le droit de rire mais pas longtemps sinon je t’envoie ton café à travers les dents.

Le seul truc chiant c’est quand je rencontre un mec beaucoup plus net que moi, un mec rasé de près, avec des vraies fringues repassées, qui sent le savon et le frais, quand tu rentres chez lui c’est rangé, y’a rien qui traîne, le lit est fait, il s’excuse pour le bordel, le salaud, il imagine pas une seconde que chez moi c’est Tchernobyl, que t’ose à peine respirer de peur de déranger, tu prends rien à boire parce que c’est sur tu vas renverser, t’attends la comme une conne le droit de bouger, t’as envie de lever la main comme à l’école pour demander si tu peux aller pisser, je suis inhibée par les gens trop ordonnés, ca me met la honte, ca me donne envie de me cacher, de rentrer chez moi et de retrouver l’aspirateur, il doit être quelque part entre la baignoire et la cuisine, la dernière fois que je l’ai vu, on avait eu des maux, il refusait d’aspirer tout en même temps, moi j’voulais tout faire disparaître, sans trier, sans ranger, alors je l’ai puni, mis dans un coin, excommunié, faudrait peut-être qu’on fasse la paix, si je veux me remettre à baiser.