De 13 ans à 16 ans. Parfaitement. En tout cas, tout le monde s’accordait à le dire. Dans ma petite pension du fin fond de la forêt, académie Amiens, mes professeurs n’en connaissaient pas d’autres, j’aimais lire, j’aimais avoir raison, je sors d’un an au Canada, toute seule, où j’ai appris à faire la lessive et à parler anglais, j’ai sauté deux classes, je suis une rebelle, j’écoute NIN et Einzerstunde Neubaten, mes copines écoutent les Fugees, j’ai pas la gueule de l’adolescente qu’on séduit alors je me venge en fermant la gueule de tout ceux qui m’emmerdent, j’aime pas les gens ou alors les gens ne m’aiment pas, je fume derrière les grands arbres dans le noir alors que c’est strictement interdit et ca me fait passer pour une fille forte, une rebelle. Je passe mon bac défoncée sous le regard inquiet de mes professeurs qui tiennent à la réputation 100% boîte à bac de leur établissement, ils comptent sur ma mention pour faire mousser leur potentiel, moi j’ai la tête dans l’été qui arrive, l’appartement que je vais partager à 50m de ma prépa, enfin pouvoir écouter de la musique, lire ce que je veux, téléphoner, parler à des garçons, tout ce qui était rigoureusement passable de lapidation immédiate dans mon école tellement old-school qu’on y portait un uniforme.
L’été justement, je suis un autre genre de génie, le génie de l’embrouille, du stop jusqu’en Espagne, de ces boîtes immenses qui passent un son tellement brutal et tellement mauvais que tu es obligé de consommer, je rattrape en deux mois mes 4 ans d’enfermement, j’ai de mauvaises fréquentations qui ont mal lu Kerouac, pour la première fois j’ai l’impression d’avoir une place quelque part, sur la banquette arrière d’un break détruit, enfin j’ai une bande, je me reconnais en eux, sentiment d’appartenance, de vivre un peu aussi, j’oublie que dans quelques jours mon cerveau devra fonctionner normalement, je me perds un peu, je ne lis rien de la bibliographie obligatoire pour fille sérieuse qui rentre en hypokhagne.
Septembre tristesse, mes potes repartent et c’est pire qu’un au revoir, je partage un petit appartement glauque avec une fille qui est mon opposé complet, famille nombreuse normande, catholique et fière de l’être, chef scoute, fiancée, qui porte fièrement à son caban marin les petits pieds dorés sensés représenter ceux d’un foetus avorté. Si elle savait seulement le monstre ignoble qui partage son frigo, elle le comprend vite, les larmes et les sermons quand je rentre un peu trop tard un peu trop heureuse, j’ai quitté ma pension pour vivre avec un père spirituel en culottes bleues marines.
Septembre, angoisse aussi, rentrée en prépa, je ne suis plus un génie, c’est fini, autour de moi des gens hallucinants, un moche à cheveux longs arrive d’un conservatoire russe, des jumeaux en Barbour font des concours de latin, ils sont tous tellement épanouis dans leur habit de maître du monde futur et j’en ai tellement rien à foutre que le contraste se nique complétement sur la photo de classe. Je rends mes premières dissertations, et je les récupère avec en option un très belle envie de mourir consécutive à la note récoltée, mais surtout aux appréciations lapidaires, aux remarques glacées, aucun encouragement, vous n’êtes rien mademoiselle, vos opinions n’en sont que trop, veuillez utiliser votre langue maternelle qui est à priori le français, petits mots en rouge sur mes doubles copies, que je déchire souvent dans des accès de rage terrible. L’émulation, la vie en groupe, l’étude à la bibliothèque, les conférences et le Collège de France, toutes ces choses que j’aimerai aujourd’hui revivre mais qui à l’époque devenaient torture, des pages et des pages de notes, de fiches de lecture, de bachotage sur des sujets de colle stupides, combien de lampadaires à Bruxelles en 1907 mademoiselle ?
Je travaille et je deviens médiocre, c’est déjà beaucoup, j’ai la chance de ne plus être ridiculisée complétement aux résultats des galops des concours, je sais que je ne serai jamais normalienne, ni rien d’autre d’ailleurs, je ne dors plus non plus, je commence à voir des choses étranges, la nuit parfois j’imagine des milliers de rats qui courent derrières les plinthes de l’appartement, ca me rend folle, je saute dans un taxi et je me réfugie à 4h du matin sur le canapé de l’appartement familial, expulsée à 7h par ma mère furieuse d’être surprise au saut du lit par son amant du moment, je ne vais pas bien mais mes notes s’améliorent, la khâgne se rapproche et j’ai ma chance, et si je khâgne je passe le concours, tout devient possible, peut-être.
Ma colocataire me quitte fin mai, décidément je suis insupportable, et c’est un peu la fin de mes efforts, de mes petits succès, sa chambre devient salon, elle a laissé son matelas, je m’y affale pour fumer au lieu de relire mes notes, peu à peu mes potes reviennent, ma libido aussi, mon envie de lire, de voir, de penser hors de ce qui m’est imposé, envie de libérer du temps de cerveau pour être, mauvaise décision, convoquée par la directrice de promotion, mademoiselle on voit vos doigts de pieds à travers vos baskets trouées, et alors, et alors, mes ongles sont vernis et c’est ca qui compte.
Fin juin, prise de décision, le pour et le contre, le pire et le meilleur, l’avis de ma mère et le mien, je ne fais pas partie de ceux qui pleurent en attendant les résultats des délibérations, j’ai envie de pouvoir khâgner pour prouver que je n’ai pas tout à fait perdu mon temps, avoir mes équivalences en fac aussi, mais quelle que soit la décision, je n’irai pas, c’est fini, j’abandonne dans ce lycée les heures de gloire prévues par ceux qui pensent encore que je suis un génie, j’abandonne derrière moi les mots qui comptent entre deux virgules dans Breton, les silences de Flaubert et l’importance de la verge dans Shakespeare, pour moi le voyage au bout de la folie s’arrête ici.