Où vont les canards quand il géle ?

T’es toujours avec moi, dans un coin de ma tête, dans le fond de mon sac, la couverture raturée, usée, les dessins dans les marges et la liste de course qui sert de marque page, je peux pas compter exactement le nombre de fois où je t’ai lu, dans les moments bien lourds, comme dans ceux plus joyeux, je t’ai appris par coeur, je t’ai aimé, je t’ai hai, t’étais ce que je n’étais pas, tu voyais les choses à travers un prisme bien à toi, le recul sur les choses, la fugue surréaliste, les mots qui s’enchaînent, le style si particulier, les mots, la musique dans ta voix, les jazzmen et puis l’argot.

Holden c’est moi, en mieux,  le paradoxe de la gouaille et de la fragilité, le cœur en toc, la façade qui envoie quand dans ta tête la peinture n’est pas encore sèche, le corps qui vibre, l’esprit qui hésite, la joie exubérante, la tristesse qui te donne envie de te mettre une balle dans le ventre, la folie qui te prend les tripes, ça s’installe peu à peu, tu sais pas comment ca va finir, tu racontes juste ce truc dingue qui s’est passé avant Noël, après tout ca pourrait m’arriver, trois jours dans un lieu étrange, entre la liberté et la contrainte de l’angoisse, le spectre de la psychiatrie barbare, définit ton bonheur et court derrière, c’est l’aventure initiatique parfaite, trois jours d’errance, de petits rien qui prennent leur sens, qui s’inscrivent à jamais dans ce que tu deviens demain, l’alcool pour oublier, pour faire taire les voix des connards, les autres que tu croises si différents, si déglingués, tous des hypocrites, personne ne comprend rien, même celle que tu paies, l’aliénation que tu t’infliges, passage nécessaire vers le reste de tes rêves.

Holden, tu veux partir loin, ta sœur sous le bras, l’Ouest te tend les bras, le soleil et puis la vie plus facile, loin de la ville grise, de l’anonymat des clubs de jazz où tu te bats pour te faire servir à boire, peut-être que là bas les gens répondent quand tu poses des questions, qu’ils te parleront, qu’ils partageront ton goût pour le cinéma, peut-être même que les morts reviennent à la vie, que le fantôme de ton petit frère disparaitra, qu’il sera vraiment là, t’auras plus à le porter, trop lourd à gauche de la poitrine, tu parles mal, t’es grossier, mais t’es juste arraché, dévasté, même les putes te font de la peine, alors tu les laisses parler, même si ça coûte cher, tu respectes pas tes congénères, même pas tes professeurs, t’attend qu’ils se rendent compte que tu existes pour les accepter, pour échanger, comment parler à des sous-merdes qui te méprisent déjà, parce que rien n’est apparence pour toi, malgré le bling-bling de ton hôtel et le luxe que tu décris, t’es né ailleurs de l’intérieur, t’as rien à foutre ici.

Holden, t’es prêt à tout plaquer, tout oublier, tout effacer, te barrer avec la première fille qui dit oui, dans une ferme, vivre d’amour et puis surtout de rien, il paraît que c’est un signe de ton instabilité, on m’a dit que c’était de l’immaturité, je suis pas sure tu vois, pour moi c’est ce qui te rend humain, ca n’a rien de dramatique, c’est le sursaut de vie dans tes trois jours de deuil, de peine et de folie, c’est tout larguer pour se réinventer, encore, devenir un étranger pour mieux se faire aimer, cette fille que tu ne connais pas et à qui tu donnes déjà tout, elle t’attrape le cœur et tu te prends à rêver, t’as plus peur de ce qui arrive après, et même si c’est dingue et si ca n’arrive jamais, au moins tu l’as imaginé.

Holden, je sais pas pourquoi j’écris tout ça, parce que Salinger est mort et que ca me met dans un drôle d’état, y’a des gens que tu idéalises, dans ta tête y’a tout le film, ca c’est pour lui, j’ai lu tout ce qui est sorti, ce que sa fille a écrit, c’était un drôle de type, reclu, bizarre, secret et mystique, finalement pour moi il ne compte pas, celui qui m’a marqué, Holden c’est toi, t’es un peu mon meilleur pote, un peu mon idole, un peu le frère que j’aurai voulu avoir, je serai ta môme et tu peux m’appeler Phoebe, on partira ensemble, on fera les pires conneries, on se posera des questions et on y répondra jamais, on vivra toi et moi dans un inceste spirituel permanent, je t’écouterai parler, et promis, je te fais rien payer.