Ciao Pantin

Dans cette soirée un peu nulle, avec un DJ qui enchaîne les quarts d’heures zouk et les moments slows, ma meilleure amie, celle avec qui j’ai traversé Paris à dos de camion postal toute une nuit, voit Gad Elmaleh partout. Au début, c’était drôle. Cette fille était dingue, vraiment, toujours la première pour faire n’importe quoi, pour partir n’importe où, embrassez qui vous voudrez, vivez, rien ne lui faisait peur, rien ne l’empêchait de faire exactement ce qu’elle voulait. Au départ, j’ai cru qu’elle se foutait de moi. Elle se précipitait sur les hommes en leur criant d’enlever leur masque, de se révéler, de se montrer. Elle parcourait la salle plongée dans l’obscurité en hurlant qu’elle allait le retrouver, que ca ne se passerait pas comme ca, qu’il ne pourrait pas s’échapper. Ce soir là, on a fini aux urgences, je suis repartie seule, elle est restée, internée par l’interne en psychiatrie. Le lendemain elle m’appelait d’une cabine, elle s’était échappée, le monde entier lui en voulait.

Je n’ai jamais revu mon amie. Je n’ai croisé que son enveloppe, habitée par quelqu’un d’autre. Une malade hantée par des voix, par des hallucinations, par une sensation d’appartenir au monde entier, d’être à la fois la route et la voiture, l’arbre et le son, une fille abrutie par des grammes lourds de neuroleptiques, à gober du Solian par plaquette à la moindre contrariété, une fille usée d’être incomprise, qui passait des heures à m’expliquer qu’elle avait raison, que ce qu’elle voyait était vrai, qu’elle était la victime d’un complot des médias à son encontre, qu’on la suivait partout, qu’on l’attendait. Dans son malheur, son délire n’était pas violent, elle se pensait juste célèbre et adulée, dépensait des fortunes, écrivait aux agents d’artistes et aux radios, pensait qu’elle allait se marier avec ce grand humoriste, qui venait en secret lui apporter des cadeaux lorsqu’elle dormait. J’ai eu du mal à croire qu’elle était malade, c’était tellement incroyable, elle était tellement convaincue, elle me trainait à l’entrée des théâtres, elle envoyait des fleurs pour les premières, elle me disait l’avoir eu au téléphone, cette star qui l’aimait en secret, qu’ils allaient partir ensemble aux Maldives, elle avait même acheté les billets, 2200 euros payés pour rien, pour un billet British Airways pour une célébrité qui ne savait même pas qu’elle existait.

Ce soir, devant Faites Entrer l’Accusé, je pense à elle, parce que sa schizophrénie était si douce, son délire si rose, si pailleté, pas de monstres, pas de sang, juste une perception complétement magnifiée de la réalité, elle avait enfin sa juste place sans son délire organisé, c’était la star, c’était elle qui comptait, elle était si bien, elle ne voulait pas redescendre, elle demandait à son psychiatre si elle pouvait planer gentiment toute sa vie, sans rien déranger, juste elle et son délire, dans son coin, comme un trip qui ne finit jamais. Je pense à elle et je me demande où elle est, si elle a fini par rejoindre le monde des stars en noir et blanc et des tapis rouges dans le ciel, comme elle le voulait, où si elle erre toujours dans la rue, le regard dans le vide et les fringues déchirées, comme la dernière fois que je l’ai croisée. Je crois qu’elle avait compris qu’elle ne reviendrait vraiment jamais, que la maladie avait gagné, qu’il ne servait à rien de résister, elle se laissait aller, elle prenait le bus des heures durant, elle était le pont, elle était la pluie, elle pleurait du bonheur des fous, transfigurée par des visions qu’elle ne pouvait pas partager, éclatée de bonheur comme on prend une overdose de drogue, elle s’en foutait de passer pour normale, ca ne lui faisait plus rien, elle survivait parce qu’il le fallait, parce qu’on lui interdisait de faire autrement, elle m’appelait pour me dire des mots sans suite, elle chantait, elle raccrochait, elle était enfermée et puis elle sortait, de l’hôpital et puis d’elle même, la raison envolée, cercle sans dessein, concentrique vers la fin.