Des mains partout

Du sang sous les ongles, noir, incrusté, oxydé. Du savon et de l’eau chaude, une brosse qui gratte, toujours les tâches qui te narguent, une pointe de compas, de couteau, un cure dent, les ongles coupés, mordus, détruits, manucure du pauvre, vernis gâché, toujours le sang, toujours l’odeur, et puis la honte. Les mains comme des symboles extérieurs de bien-être et de réussite, les mains blanches et fines des femmes parfaites, de celles qui travaillent dans des bureaux aseptisés, de celles qui ont le temps et les moyens de s’attarder, les peaux et les cuticules, les coins et les arrondis, gommages et soins, les mains de mon père, Bétadine et Dakin, celles de ma mère, rouges et longues, les mains rugueuses mais ornées, décorées, plastique et strass, diamant et acrylique des filles qui dansent dans ma télé, des centaines de mains, de doigts, de paumes. Celle qui ouvre la porte le matin, celle qui fouille dans ta poche, celle qui tient la barre dans le bus, celle qui cure le nez du chien, celle avec laquelle manger, celle avec laquelle dessiner, mes doigts dans ta bouche, mes doigts dans ma bouche, ma main dans la sienne, ma main dans ta gueule, partout ta main, moulage au plâtre couleur gouache, souvenir oublié, des mains dans l’encre, des tâches qui veulent dire, les doigts qui condamnent ou qui racontent, les mains qu’on coupe pour punir, qu’on attache pour jouir, toutes les mains pleines de sang, de sueur, de peinture, collées une à une sur le plafond de ma tête, comme un immense dessin d’une école maternelle pour enfants psychotiques, compter les doigts de chaque passant, de chaque nouvelle personne, peut-être qu’il en manque un.

Les mains déformées et rouges de Benjamin à la plage l’été, que je n’arrête pas de regarder, même que c’est interdit, c’est ma mère qui l’a dit, parce qu’il a un souci, de naissance, c’est pas de sa faute, il a des doigts petits, comme des boules de liquides, comme des cloques, sans os et sans structure, juste d’un côté, c’est pareil sur ses pieds. Des heures à tricher, à l’observer, à regarder, à compter les petites excroissances, à les comparer les unes aux autres, à me demander si ca fait mal, sans oser lui parler, à lui lancer le ballon du bon côté, à vouloir le toucher, à vouloir presser ses petits doigts bizarres sous les miens, pour voir comment ca fait, de quoi c’est fait, comment ca marche et si ca fait du bien. Mes mains normales sont tristes à côté, juste des doigts qui ne servent à rien, même pas à écrire pour l’instant, je ne suis pas manuelle, je ne le serai jamais, je ne suis pas coordonnée, alors je suis jalouse, parce que Benjamin semble tout pouvoir faire d’une main et demie, le pire c’est de le regarder manger, il y a quelque chose de sale et de drôle, quand il pousse les aliments dans son assiette avec son petit bout de main, surtout ne rien dire à personne, les copines trouvent ca dégueulasse, les petits doigts nains. Toute sa vie, Benjamin aura ses petits morceaux de boules bizarres au bout de la paume de la main droite, et toute ma vie j’aurai envie de prendre sa main dans la mienne et lui faire subir des centaines d’expériences bizarres. Je suis frustrée.

Les mains déformées et ensanglantées de Céline, au lycée, qui passe son temps à éplucher la peau de sa main comme un junkie sous acide, comme si elle y prenait du plaisir, comme si elle dépiautait une orange amère ou un fruit encore vert, des heures et des heures de cours passées à expérimenter des techniques folles pour desquamer volontairement, à ronger ses ongles jusqu’au nerf, jusqu’à en pleurer, jusqu’à ce qu’elle soit obligée de porter des pansements pendant tout un trimestre, ses mains qu’elle cache dans des manches trop longues, même pour fumer, écrire,ou pour manger, sa garde robe est adaptée, un trou pour le pouce, un autre pour l’index, pas besoin de plus. Les mains ne sortent que pour subir leur rituel quotidien de torture et d’inspection, elle arrache et elle pique, elle coupe et elle gratte, elle ne saigne même plus, elle se contente d’arracher les croutes des croutes, petits morceaux bruns de sang séché et coagulé qui tombent en petit tas régulier sur sa table en formica blanc d’écolier. Pour ses dix sept ans, sa mère lui paie de nouveaux ongles, tout beaux tout frais, sur la repousse fragile, ca fait comme de minuscules gouttes de plastique moulé, fragiles, bombés, à peine soudés, ils tiendront trois jours, le temps que Céline trouve un cutter suffisamment acéré pour les découper et reprendre avec attention son travail de destruction.

Les traits sur le coin de ma main gauche, plis dessinés au couteau chauffé à blanc un soir de désespoir et de connerie, trois traits parallèles et ridicules, cicatrices pour toute la vie d’un mélange savamment dosé d’alcool, de douleur, et d’exhibitionnisme. Il fallait que ca se voit, il fallait que je puisse montrer, à quel point j’avais vraiment mal, à quel point je souffrais. Il me fallait des preuves,tangibles, reconnaissables. Mais pour dire vrai, tu ne penses pas à tout ça quand tu le fais. Tu penses juste au repos momentané que la douleur physique va t’apporter, au vide instantané provoqué par la brulure, ton angoisse fond et se fait aspirer par la douleur physique, plus forte que ta tête, incontournable, elle. J’essaie au couteau, sans le brûler, une première fois, mais je ne suis pas assez courageuse ou timbrée pour me saigner, ma main refuse d’appuyer, alors je brûle la lame, elle devient noire, et je la précipite en dessous de mon pouce, juste de l’autre côté. Flash. Douleur. Plaisir. Incroyable montée. Je recommence, parce que je suis encore mal, parce que la pulsion est trop forte. Je ne suis plus angoissée, c’est presque magique. Une troisième fois, parce qu’en toute vanité, je trouvais ca plus esthétique. Je suis conne, je suis triste, j’ai vingt ans, ca n’excuse rien, disons que ca me console, quand je passe mes doigts sur les trois boursouflures supplémentaires que je me suis infligée.

(Et si un ado-adu-lescent prenait ce dernier paragraphe comme une apologie à la mutilation, NDLR, t’es vraiment un gros con)

Une réflexion sur « Des mains partout »

Les commentaires sont fermés.