Alcool

Je n’arrive pas à me mettre en colère, alors je tourne sur moi même, je fais les cent pas, je gueule sur l’inutile et je me tais sur l’essentiel, je voudrais vomir, mais tout reste coincé, j’ai de trop gros morceaux à faire passer, je ne digère pas, je voudrais qu’on me frappe au ventre, qu’on m’attende dans une allée sombre et qu’on me claque la tête sur le pavé, je voudrais avoir mal, pour de vrai, qu’on me laisse pour morte, usée, bleue, sanguinolente, je voudrais qu’on m’humilie et qu’on me souille de crachats, je voudrais qu’on écrive sur mon corps à l’encre indélébile ces mots qui ne sortent pas. J’ai besoin de me faire du mal, d’une façon ou d’une autre, en me brûlant la peau ou les ailes, en cherchant le vice dans ce qui aurait pu être joli, en salissant ce que je touche, en m’oubliant parmi ces autres qui s’en foutent. Le plus cruel c’est sans doute d’être assez sobre pour être réaliste, se voir agir sans pouvoir se l’interdire, je préférais l’ivresse, je préférais le bruit, à trop voir le contraste, à trop lire les reliefs, je n’ai que le vertige, la nausée sans le whisky.

Je contemple parfois un verre d’alcool qui traîne, seule chez moi. Je le pose sur la table, et je m’assois en face de lui, je décompose sa formule, regarde le glaçon disparaître. Je ne bois pas. Je ne boirai plus. C’est peut-être pourtant ce qui me manque pour me permettre d’exploser, me détendre assez pour faire céder mes vannes, laisser la boue couler. J’ai voulu rester sobre pour ne plus jamais me perdre, pour verrouiller sous ma peau ces autres qui m’habitent quand l’alcool les libère, pour me protéger des hasards, des rencontres, de la danse et du rire, pour me prouver que je n’avais pas besoin de crier pour être entendue, de forcer ma chance pour être embrassée. Résultats mitigés. Je me suis enfermée au lieu de me protéger, réflexe primal de bête blessée, je ne sais pas boire à moitié, je n’aime dans le vin et les alcools que leurs degrés élevés, je veux mon ventre tendu de bière tiède, les reflux acides au parfum cerise. J’ai arrêté de boire, de fumer, de me droguer. Il ne me reste que la bouffe, je chasse le dragon sur les papiers gras et les desserts sucrés, c’est le high du pauvre, du simple, celui qui empêche simplement de penser, la défonce solitaire et honteuse de la boulimique plutôt que la descente festive normalisée du dimanche soir, restes de tequila et de mdma.

Je voudrais arrêter de vouloir tout contrôler. Je voudrais faire confiance, au conducteur de bus, au métro, à ceux qui me proposent leur amitié, aux gens dans la rue, à ceux qui prétendent m’aimer. Pas la confiance naïve des imbéciles heureux, mais l’aisance confortable de ceux qui se supportent, ceux qui ont trouvé comment s’aimer.

5 réflexions sur « Alcool »

  1. Merci Daria de faire résonner le vide au fond de mon bide…. Tout ce que je pourrais écrire à ce sujet ne résonnerait pas plus que ce que je viens de lire. Comme quoi y’a peut-être encore quelque chose de vivant là-dedans. Trop morte ou trop vivante, comment savoir… Heureusement que la défonce est là pour éponger les essais de vie avortés.

  2. Le vide dont tu parles fait penser à celui que l’on retrouve dans les troubles de la personnalité de type border-line. Mais tu le sais peut-être déjà. Accroche-toi ça s’améliore avec le temps. L’arrêt de l’alcool me paraît une décision courageuse et difficile à tenir à notre époque.

  3. « La défonce solitaire et honteuse de la boulimique ».
    Pas pire que les défonces plus conventionnelles et surtout moins regardées de haut.
    J’aurais tendance à dire qu’il y a des phases, c’est peut-être un point bas en ce moment, mais ça peut remonter.
    Moi je m’aime, mais je ne fais toujours pas confiance à ceux qui disent m’aimer aussi. C’est le plus dur, la confiance.

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