Du taf

Je fais un travail pour gens pauvres et paumés, je le sais, et j’y suis bien. Je n’ai pas honte d’annoncer que j’ai un parcours professionnel compliqué, je n’ai pas peur de dire que je m’ennuie, que c’est chiant, je n’ai rien à perdre, on sait tous pourquoi on est là, eux, mes collègues, mais aussi ceux qui nous encadrent. Ils savent qu’on est les cassés, les petits, les rêveurs, les feignants, les obligés de bosser, les étudiants fauchés, ils savent aussi qu’il y a 200 boulots de merde qui nous attendent s’ils nous cassent trop les couilles. On se regarde donc, nous les petits, eux les petits, et on se respecte, on se fait des vannes, on parle de ce qu’on fera quand on sera grands. On y est tous pourtant, surtout cette dame en retraite qui fait tous les jours 2 heures de trajets pour un demi smic, parce que son mari s’est cassé et que le minimum vieillesse c’est sympa, mais pas suffisant. On la sent en décalage, dans ses questions, dans son utilisation des outils informatiques, elle ne sait pas cliquer, elle hésite avant d’agir, elle n’a pas encore intégré son statut de gentille machine docile, elle se questionne, elle veut faire du mieux qu’elle peut, elle y croit presque, l’oeil rivé sur sa montre quand elle prend sa pause, pour ne pas tricher, pour gagner sa croûte en femme honnête. Je la vois galérer à l’autre bout de l’open space, la bouche ouverte devant son écran, la main levée en permanence pour s’assurer qu’elle ne se trompe pas, qu’elle a bien compris la consigne, qu’elle est dans le vrai. Elle me touche, mais elle m’énerve aussi, j’ai envie de lui hurler qu’on s’en fout, qu’elle n’a pas à s’investir intellectuellement, qu’elle doit juste appuyer sur son putain de boitier en rythme, accepter, renoncer, penser à autre chose tout en enchaînant une conversation avec une cliente mécontente, s’évader, surtout ne pas en faire trop, ne pas donner plus, ne pas se laisser bouffer.

J’ai l’air de chier sur ma boîte, mais je suis contente, vraiment. Je socialise, je papote, j’ai des horaires. J’ai le sentiment d’un retour à la normalité. Je sais aussi que c’est temporaire, c’est sans doute cela qui me sauve. Et j’ai l’orgueil d’entretenir la prétention d’écrire un peu encore, à côté, de lire, de me renseigner, de me cultiver. Toujours ce besoin de m’assurer de n’être pas définie par ma fonction, par le contrat pourri qui me lie à la société. Je ne suis pas ce que je fais, je suis bien plus entière, bien plus intéressante. Je n’ai pas de plaisir à bien travailler, à être à l’heure, à faire mes objectifs. En tout cas, pas le plaisir de l’enfant ravi de satisfaire son parent en présentant un bulletin parfait. Je suis satisfaite d’être capable de me confronter aux autres, je suis satisfaite de me prouver que je vais mieux, que je suis en état de travailler, de sortir de chez moi, de supporter le stress lié à mon activité. Je ne me sens pas redevable à mes employeurs. Quand j’étais une cadre parfaite, petite valise à roulette et ordinateur portable, je me sentais comme dans une grande imposture, je me regardais parler, donner des ordres, rendre des présentations, me réjouir de réussites mornes, de chiffres en hausse ou de tableaux rendus à temps. Je me détestais. Mais j’aimais cette image, cette illusion, cette nana qui a une situation, qui s’impose socialement, qui monte des échelons, je voulais croire que c’était ca, cette vie rêvée,  je pensais que j’étais faite pour ca, préparée par mon éducation et par mes études à être de ceux qui dirigent. Je m’en fous en fait. Je déteste les chefs, les patrons, les donneurs d’ordres. J’ai un problème avec l’autorité des cons. C’est la seule raison qui me pousse à espérer quitter le côté des petites mains pour aspirer à plus d’autonomie, à moins d’hypocrisie, sourire Disney permanent, avec les autres comme au téléphone, vous savez Daria, vous parlez trop vite, souriez, ca s’entend.

A la pause, on s’échange les bons plans. Ca gruge pas mal les assedics, ca parle de se casser pour une mission d’intérim super bien payée, ca taxe des clopes et des feux, y’a même pas de machine à café, on est là sur le trottoir comme des mômes à la récré, faut écraser son mégot bien proprement dans le caniveau, on a pas le droit devant la porte, sinon on se fait engueuler. 10 minutes ca passe vite, pour pisser et pour fumer, faut parfois choisir, et pas traîner dans les escaliers, si tu dépasses, tu perds 15 minutes de salaires, 3 euros brut ca fait beaucoup sur une journée, pour une taf de plus, pour une envie pressante ou un coup de fil qui s’éternise. Et puis faut planquer ton portable, ca les fait chier de penser qu’on puisse se distraire, qu’on puisse avoir du cerveau disponible pour faire autre chose que leur travail pourri, alors on triche, on le cale derrière les écrans, ca nous empêche pas de passer nos vies à envoyer des textos ou  jouer, j’en vois même un qui écoute de la musique, l’oreillette cachée sous ses cheveux, il bat du pied doucement, dans sa bulle, personne ne vient l’emmerder. Y’a beaucoup de règles, pour faire peur, pour impressionner, mais nos chefs sont comme nous, ils gagnent pas plus, ils sont là pour la gloire, ils ont le même contrat précaire, alors ils se lassent vite de passer pour des enculés. On se regarde, on soupire, on attend de pouvoir pointer.

Iphone 5 gratuit

Au magasin derrière le comptoir, je joue un personnage, je joue à la marchande, je sens le client, je le tate et je le retourne, je le vois arriver et je sais déja ce que je vais lui fourrer, c’est comme un jeu de plateforme, plus tu gagnes de pièces, plus ta vie augmente, à chaque client encaissé j’ai comme un rush de points de vie supplémentaire, bling bling les pièces tombent en cascade dans ma poche vide, encore quelques victoires et tu peux passer au level d’après, acheter une arme de poing magique ou une potion de santé. Seulement le client aussi joue dans un jeu parallèle, le souci c’est qu’on ne se comprend pas souvent, on a pas les mêmes règles, nos targets et nos missions sont différentes. Quand je le pousse dans la lave de la surconsommation, il se rattrape à la liane de l’économie, c’est la jungle pour réussir à s’accorder, entre ce qu’il veut et ce qu’il m’arrange de lui vendre, nos objectifs sont éloignés. Le meilleur client, c’est celui qui n’a pas d’argent, c’est bizarre mais c’est la réalité, dans le monde compétitif à aux gadgets technologiques, le pauvre veut avoir sa place, il ne veut pas se sentir lésé, alors il change de portable aussi vite que possible, peu importe le prix et l’engagement sur trois ans, il veut se la péter avec son mobile bling-bling, il accumule les lignes et les combines, l’important c’est d’être comme tout le monde, l’important c’est de participer. Le plus drôle c’est que la moitié d’entre eux ne comprennent rien aux machines qu’ils achètent, les monstres qui habitent nos poches arrières sont de plus en plus gourmands, il faut les connecter et les paramétrer, les synchroniser et les apprivoiser, Iphone sans ordinateur, sans compte Itunes paramètré, sans aucun son téléchargé, juste pour l’objet, juste pour dire qu’on peut l’acheter, Androïd délaissé parce que trop compliqué, envoyé au pays par La Poste pour satisfaire les envies du petit cousin étudiant en informatique.

Les riches ne sont pas plus intelligents, mais sont souvent plus équipés, la famille se congratule d’être 100% Apple, de la tête au pied, mais le petit dernier fait son rebelle et voudrait un téléphone Windows, parce que c’est plus pratique pour MSN, t’as vu, rien à branler de vos Iphones de boloss, moi j’veux du lourd, du solide, du clapet. Qu’est ce qu’on est cons, avec nos briques d’egos dans les poches, à les astiquer comme des manches dès qu’il pleut, à consulter nos messageries comme si l’avenir du pays en dépendait, mec, t’as cru que tu détenais le code des armes de destructions nucléaires, ta petite coque en caoutchouc serait le dernier rempart contre l’envahisseur à ta vie privée, on protège nos petits secrets, nos petites trahisons, ce message qu’on aimerait oublier, un historique d’une nuit d’insomnie, on met des codes d’accès plus compliqués à taper que les braguettes à défaire. Ton honneur est dans ta machine, moi j’en suis complètement dépendante, c’est stupide, je ne sais plus sortir de chez moi sans musique dans les oreilles, le téléphone contre mon sein, planqué au chaud, nid à radiations il paraît, je m’arrête à la moindre vibration comme une poupée désarticulée, plus de batterie, tout le monde panique, les soirées ne se passent plus dans la cuisine mais autour de la multiprise. On se veut relié au monde, joignable en permanence, on s’enferme dans nos bulles, casques à un demi SMIC bien planté sur le crâne d’adolescents clinquants, même les stoners et les rastas se précipitent sur les stands d’opérateurs plantés dans la boue des festivals de l’été, recharger son téléphone pour continuer à exister, pour montrer qu’on est là où on est, pour se checker, se clicquer, se foursquarer, se retwitter, pour ne rien dire que de la merde, pour ne rien faire que de l’ordinaire.

Last season

J’ai vécu presque deux années sans sortir de chez moi. Enfermée dans un appartement trop grand, n’occupant qu’un tiers de l’espace, recroquevillée dans un coin, attendant que le temps passe. J’ai vu les saisons défiler, l’été et puis la neige, je me suis promis de sortir, je me suis jurée d’essayer. Des centaines de fois, la peur au ventre, j’ai descendu les escaliers pour m’arrêter dans le hall d’entrée, pétrifiée par la peur, incapable d’avancer. J’ai senti mon coeur s’emballer, mes jambes se dérober, j’ai pleuré devant les boîtes aux lettres, dans l’escalier, j’ai appelé au secours, je me suis effondrée, j’ai perdu mon souffle pour quelques mètres à faire. J’ai annulé deux cents rendez-vous, j’ai menti, je me suis cachée, qu’est ce qu’on peut expliquer, qu’on ne peut pas sortir de chez soi, qu’il fait trop peur dehors, que ca ne va pas. J’ai refusé de sortir de mon lit des jours entiers, j’ai prétexté des grippes et des angines, des nuits blanches et des soucis, j’ai esquivé, j’ai supplié de me pardonner, j’ai perdu des amis, je me suis effacée. C’est une saleté de truc, cette angoisse du dehors, cette peur panique de se retrouver seule, livrée au milieu de rien, de tous ces inconnus, de la rue et de ses bruits, et cette sensation de mourir qui n’en finit pas de monter, je suis morte mille fois, je peux le jurer.

Je sortais bien sur quelques fois, en courant presque, le plus vite possible, arriver aujourd’hui à atteindre le tabac, le supermarché, la pharmacie, tout devient un exploit, tout devient un obstacle, je porte ma peine dans mon cabas, je suis incapable de marcher sans mes écouteurs, de la musique trop forte pour oublier de penser, choisir la caisse la moins occupée, ne pas se retrouver coincée dans une queue trop dense, ne pas parler aux inconnus, fuir le monde, rentrer, retrouver mon nid, mon odeur, oublier les ascenseurs, les espaces clos, le métro, je ne suis bien ni dedans, ni dehors, je ne suis bien qu’endormie, quand j’oublie. Alors je dors beaucoup et je me laisse anesthésier par le silence de mes réveils, je vis seule, alors j’écoute mes voisins vivre, je trouve rassurant des les entendre parler, de les entendre tousser, je passe des jours entiers sans entendre le son de ma voix, je deviens folle, je n’ose plus aller pisser, je n’ose plus monter en voiture, je suis enfermée à l’intérieur de moi, et je n’ai plus la force de me battre, je me laisse crever. Des semaines entières passées à craindre d’avoir à parcourir quelques kilomètres pour affronter un rendez vous administratif, des nuits passées à penser à avaler la boîte de Temesta. Je ne chouine pas, je raconte, c’était ca ma réalité, ce néant, engluée, incapable de penser à autre chose qu’à ma peur, incapable de réfléchir, incapable de chercher de l’aide, incapable de me soigner.

J’ai mis presque un an à pouvoir revivre. Pendant ces douze derniers mois, j’ai réappris à évoluer normalement. A ne plus avoir peur. A contrôler mon angoisse. A ne plus penser au pire, tout le temps. A rire. A atteindre le bout de ma rue sans fondre en larmes, sans appeller à l’aide, sans tomber dans les pommes, sans souffrance. Je ne suis pas guérie. Je suis toujours incapable de faire des choses pourtant simples. Je suis toujours en apprentissage. Je ne suis pas encore tout à fait libre. Mais je suis libérée. Je sais qu’il est possible que la peur cesse. Je sais que je ne suis pas condamnée, les murs ne se rapprochent plus sur moi. Il m’arrive de passer des journées entières sans me sentir limitée, des journées soleil, en pleine possession de mes moyens, sereine. Petit à petit, j’arrive vers vous, les normaux, ceux qui ne se posent pas la question avant de sauter dans le métro, ceux qui partent loin sans se retourner, j’arrive et j’ai faim, j’ai oublié des quartiers entiers, mes souvenirs datent de 3 ans, je  veux tout voir. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui restent fidèles, à attendre que je fasse mes vrais premiers pas, mais ils comptent plus que tout, ils n’ont pas eu peur, ils ont su comprendre, ils sont forts pour moi. Ils m’attendent, j’y vais.