Maniaque

Ca va pas bien tu vois j’ai des milliers de petites aiguilles dans le cerveau qui me piquent et se tordent dans la chair, j’ai beau tirer dessus elles ne ressortent jamais, elles me brûlent et elles s’agitent quand je marche, salopes d’aiguilles tordues, je ne me sens plus marcher, je ne me sens plus respirer, alors je me force, je me tape dans la main pour les réveiller, j’ai peur de m’endormir, j’ai peur de ne plus rien sentir, j’ai peur ds fourmis dans les pieds et de mon oeil qui voit la lumière en plein soleil, j’ai peur d’avoir peur, j’ai peur de mourir, je voudrais planter un couteau dans mon bras pour voir si je suis toujours là, parce que si je saigne c’est que mon coeur bat encore, je voudrais voir le sang couler au rythme de mes pulsations, à grosses gouttes rythmées par le bam bam sur le parquet sale, c’est ca être maniaque, c’est ne plus savoir si tu es là ou pas, si tes pieds sont posés ou si tu flottes dans un état de rage terrible comme si tu pouvais plus jamais te calmer, comme si il fallait frapper quelqu’un ou te pendre pour que ca s’arrête, cette boule d’énergie qui te pousse à faire de la merde, mes doigts frappent trop fort sur le clavier, peut-être que mes doigts sont morts et que je ne pourrais plus jamais écrire, peut-être que la nuit ne cessera pas, j’ai mal derrière la paupière à force d’avoir cette voix qui hurle dans mon cerveau, j’en peux plus de l’entendre, je sais plus comment la faire taire je voudrais que ca s’arrête, je voudrais taper, je voudrais frapper, mettre mon poing dans la gueule de quelqu’un. Je voudrais être belle je voudrais être bonne je voudrais plaire à tout le monde je voudrais qu’on m’aime pour toute la vie je voudrais qu’on se retourne quand je passe et qu’on ne m’oublie jamais, je voudrais pas qu’on m’abandonne, je voudrais pas être seule chez moi, mais quand tu supportes personne, quand t’as envie de mordre, quand tu voudrais taper tes genoux dans le béton, arracher tes ongles avec tes dents pour essayer de te sortir de ce coma surexposé, tu vois personne et tu t’enfermes, parce que tu contrôles rien, parce que t’es là à regarder ce film que t’arrive pas à suivre, tu sais pas comment ca va finir, c’est pas un putain de Disney, ca a pas de sens, rien n’a de sens, ni la musique ni les images, rien ne te rappelle la maison, ca sent bizarre, ca ressent bizarre, y’a rien qui marche putain, tu sais pas si t’as froid ou si t’as chaud, tu t’habilles comme une pute et tu te crois belle, tu sors et sur le palier tu réalises ta méprises, t’es juste saucissonnée dans tes habits du dimanche, tu vas nulle part, t’es personne et personne ne t’attend, y’a pas de bal dans l’ascenseur, personne pour te faire danser, pose ta poubelle Cosette, retourne te changer, tu pars bosser, envie de vomir, toujours cette putain d’envie de frapper, le premier la première, peut-être toi, t’as la phobie de t’y mettre, de te planter dans l’open space et de t’ouvrir les veines, tu sais pas pourquoi, t’en as même pas envie mais tu penses qu’à ca, tu sais pas pourquoi je te dis, et plus t’y penses moins tu comprends, la phobie d’impulsion, on t’a expliqué déja, essaie de te détendre, détends toi, tout va bien, la lumière du néon, l’ordinateur du travail, le casque sur les oreilles, tous ces gens à qui il faut parler, t’es qui, t’es qui toi, et je vais te casser la tête, envie de raccrocher, envie de me barrer, reste calme putain respire toujours ce putain de néon qui veut pas, qui ne veut pas griller. Alors quand elle s’amène, la connasse avec son évaluation et ses conseils à la con, ca part tout seul, j’arrive pas à retenir, je lui tombe dessus, je sens que ca monte, elle va payer, je m’énerve, elle a le temps de rien dire, je sais même pas ce qu’elle allait dire putain, je la déchire, elle veut pas parler, elle veut plus me parler, je suis ingérable, c’est pas ma faute, c’est le néon et le bruit dans ma tête que j’arrive pas à arrêter, alors je suis obligée de parler plus fort, je suis obligée de gueuler, sinon personne n’entend sinon personne m’écoute, je gueule putain, je m’entends gueuler, je suis folle pour de bon, je dis de la merde, tout ca n’a aucun sens, ferme ta gueule putain ferme là, mais je peux pas, faut que je pense à mes machoires, à les fermes, à rentrer ma langue, faut que je ferme ma gueule mécaniquement, avec toute la volonté des mes os et de mes muscles pour réussir à endiguer la boue qui dégueule de ma gorge, je le fais mais je vois bien que j’ai niqué la nana, elle se casse les yeux mouillés, je m’en fous je veux la frapper, mais non parce que je m’en veux, alors j’ai à moitié envie de pleurer, et puis j’ai peur parce que je vais me faire virer, mon collègue se marre et moi je ne sais pas quoi faire, est ce que je me lève, est ce que dehors c’est mieux avec l’air sans la lumière, et puis mon chef, viens me voir, tu peux pas parler comme ca, comment je lui explique qu’est ce qu’on peut dire, c’est sorti tout seul, c’est la boue, je te jure, j’ai pas fait exprès alors je resserre les dents du plus fort que je peux, je me concentre sur mes molaires, faut qu’elles se touchent, faut pas qu’elles se décollent, hoche la tête et ferme ta gueule, tu retournes à ta place et tu te tais, parce que ce que je veux c’est exploser mon poing sur la partition en formica de ce bureau de merde, je veux faire un tas de merdes en bois et tout faire crâmer, je veux que ca pue l’essence et qu’on danse autour, je veux plein de bruits, je veux dormir mais je n’y arrive pas, 4 jours déja, pas dormir, les fourmis dans la tête, faut que ca s’arrête.

Léon

Il avait toujours eu belle allure Léon. Bien mis, chaussures cirées, eau de cologne discrète, celle qui sent le placard propre, la chemise si bien repassée qu’on lui voyait les plis, comme juste sortie du sac, toute neuve d’amour, amidonnée par Pierrette, le col d’abord, le dos, les manches et la boutonnière. A l’hôpital il est resté fier, le dos cassé sur les ressors pointus du lit d’appoint, 67 jours, 68 nuits à serrer sa main transfusée et amaigrie, ils s’étaient fait une promesse il y a des années déjà, avant les enfants, avant la grosse entreprise et la maison de vacances en Bretagne, le voeu de ne jamais se séparer plus d’une nuit, c’était juste après leur mariage, quand ses mains ne quittaient plus le corps de Pierrette, quand ils passaient leurs nuits à fumer sur le sommier donné par la grand-mère pour les installer, c’était avant la maladie, avant la morphine, quand elle se souvenait encore de son prénom, quand ses yeux s’ouvraient tous les matins pour le regarder s’étirer. Il était parti parfois, pour les affaires, mais jamais plus d’une nuit, il n’avait jamais trahi ce serment un peu idiot, il n’avais jamais failli. C’est elle la tricheuse, c’est elle qui est partie d’abord, un matin, dans ses bras, sans même qu’elle ne le sache, abrutie par le goutte à goutte morbide, elle est partie sans rien dire, sans même que son visage ne se crispe. Il a attendu un peu avant de presser le bouton d’urgence, avant de prévenir l’infirmière, avant d’entendre le médecin entendre dire tout haut ce qu’il savait déja, il a pris le temps de la faire reposer sur son oreiller, de caresser ses cheveux et d’embrasser le bout de ses doigts rendus bleus, il a replié la couverture sur ses pieds, comme si elle avait froid, comme si elle dormait. Quand tout était en ordre, il a prévenu, ils sont arrivés, elle est partie, dans un sac et dans une boîte, dans une chambre froide et dans la terre, et puis Léon est rentré chez lui.

A la maison, plus rien n’était pareil. Il y avait encore son odeur dans la salle de bain, son parfum et ses chaussons, mais sa tasse préférée, celle du café du matin, restait sur l’égouttoir de l’évier, sèche, abandonnée. Il a mis du temps à ranger, ses vêtements et sa broderie, à trier. Il a pleuré souvent sur les cartes postales, sur les mèches de cheveux, sur les albums photos, sur une boîte de conserve ou juste sur rien, il a pleuré parfois seul, assis sur le canapé, les yeux noyés, aveugle de douleur. Il a pleuré un peu avec les enfants, mais Léon sait qu’il doit se tenir, qu’il doit rester droit, pour ne pas les inquiéter. Il lui reste encore quelques chemises repassées dans l’armoire, il les garde précieusement, pour les jours où ils viennent, pour bien présenter, pour ne pas faire pitié. Mais il a maigri Léon, il oublie de manger, il ne sort plus beaucoup, il oublie d’aller danser. Parce qu’elle aimait ca, danser, Pierrette, tous les dimanches après-midis, elle mettait ses escarpins de sortie, les spéciaux pour le tango, avec le talon court et la bride cirée, elle se faisait un peu plus jolie, et elle dansait, avec lui ou avec d’autres, elle lui a fait promettre de continuer, de retourner danser, mais Léon n’y arrive pas. Il se prépare pourtant, il se coiffe et il se regarde longtemps dans la glace, il passe son manteau, descend les escaliers, attrape ses clés, et appelle Pierrette, pour qu’elle se dépêche. Mais elle n’arrive jamais, bien sur, et sa voix résonne, grotesque. Il a promis Léon, alors il aimerait bien y arriver, à danser, et puis à rencontrer quelqu’un, parce que ca aussi, il a promis. De ne pas rester seul, de ne pas se laisser aller, de refaire sa vie. Seulement à 83 ans, Léon n’a plus envie. Plus envie de rire, plus envie de séduire, d’ailleurs il a oublié, il se sent vieux et con, Léon, il se transforme en vieux schnock, comme elle aurait dit, il veut juste que le temps passe, et qu’on lui foute un peu la paix. Surtout elle, d’ailleurs, et les promesses.

Ca fait un an maintenant que Pierrette est partie. Léon n’est pas retourné au Dancing. Il a essayé, ca le rend triste ces lumières qui tournent sur le plafond, ca lui donne envie de pleurer, et il ne sort pas pour être triste. Il a essayé les boules, il est parti en voyage organisé, il va un peu plus chez ses enfants, il a appris à repasser. Il n’a pas tenu sa promesse, mais il a fait la paix avec ca, parce qu’elle doit bien voir, de là haut, que c’est pas possible de lui demander tout ca. Que c’est trop dur, que ca ne marchera pas. Il a rencontré quelqu’un, rien de bien sérieux, ils vont parfois au cinéma, ils parlent de l’été prochain, peut-être louer quelque chose dans le Sud, on verra. Il ne sait pas bien, Léon, si il sera là l’été prochain. On lui a trouvé une aorte près du coeur toute tarabiscotée, prête à exploser, comme fendue par la peine. Ca ne l’inquiète pas trop lui. Il a des médicaments, il se repose, le médecin lui a demandé de se préserver. Et puis si ca pète, si un matin, en s’étirant devant la fenêtre, en cherchant encore le corps de Pierrette derrière lui dans l’angle de la porte miroir de l’armoire, il tombe d’un coup, comme un vieil âne malade, qu’est ce que ca fera ? C’est pas qu’il voudrait partir, Léon, il y a pensé quelques fois, la tête dans le four, la corde au cou, mais c’est pas son genre, on ne fait pas ces choses là. Mais si son coeur explose, de trop d’ennui, de trop de peine, de trop avoir langui dans sa maison morte, de trop avoir appelé son nom avec sa voix qui porte, alors il ne sera pas triste, il n’aura pas triché, il ne s’en voudra pas. Alors en s’endormant, il y pense souvent, à ce matin où il s’en ira.

Ma France à moi (Big Up)

Je me demande souvent de quoi les gens ont peur, quand ils voient deux hommes s’enculer. Et je me demande toujours pourquoi une pratique sexuelle devrait définir la valeur de quelqu’un. Est-ce qu’on doit demander à son employé s’il est fétichiste des chaussettes sales ou s’il préfère les hommes poilus afin de tester son honnêteté et son ardeur au labeur ? Est ce que l’acte de préférer enfoncer ses doigts dans une chatte quand on en possède soi même une marque une forme de psychopathie honteuse, une perversion transmissible ? Pourquoi notre vie privée, intime, amoureuse, vient elle changer le regard des autres ? De la même façon, j’ai du mal à comprendre pourquoi les religions s’insurgent contre le mariage civil de deux personnes du même sexe. Il n’est pas question d’ordonner à un prêtre ou à un imam de prononcer ces unions. Il n’est pas question de lancer un concile extraordinaire sur la question de l’homosexualité, présence obligatoire sous peine de révocation de chasuble. Les trois religions du Livre se prononcent contre les rapports homosexuels, parce que tu ne t’étendras pas avec un autre homme, parce que Sodome et Gomorrhe, parce que c’est écrit, discuté, et validé comme interdit formel depuis des siècles. Soit. Personne ne discute cela.

Les manifestations homophobes contre le mariage homosexuel sont conduites majoritairement par les associations catholiques pour la famille. Et par Frigide Barjot, bien sur, mais est-il vraiment nécessaire de s’étendre sur une has been décolorée s’égosillant sur un char pour promouvoir la faillite de sa carrière et de son intellect ? Je ne pense pas. On comprend facilement en l’écoutant défendre ses idées sur la question qu’elle est mue par une énergie du désespoir un peu folle, sans arguments précis et sans logique. Certains appellent cela la foi, l’aveuglement total, frisant la démence. Mais comme je suis croyante, j’appelle ça de la connerie, ca m’insulte moins. Derrière ce personnage illuminé au houblon et ces associations très respectables, se cache à mon sens le drame des catholiques français : ils disparaissent. Crise des vocations, désertion des églises, prêtres importés des missions étrangères pour assurer les messes, gueule à la croix de bois des lendemains de fêtes post JMJ et Jean Paul II. Alors le mariage des homosexuels, ca au moins, ca fédère, ca rassemble, ca rappelle aux catholiques du dimanche, ceux qui veulent absolument se marier à l’église alors qu’ils n’ont pas vu un tabernacle depuis leur communion solennelle, qu’ils appartiennent à un ensemble, qu’ils ont une identité.

Alors, bien plus qu’interdire à deux hommes ou à deux femmes de s’aimer et de se reproduire (oui c’est possible), les catholiques énervés et les chrétiens du dimanche midi viennent défendre cette identité floue, diluée. Ca ne doit pas être facile d’être catholique. Dans la religion juive ou musulmane, le sacré est présent dans tous les aspects de la vie, du lever du soleil, à la manière de manger, de se laver les mains, et même sans pratiquer, on se souvient de ces actes quotidiens reproduits par nos parents, par nos grands parents, par ceux qui nous ont élevés en religion. Bien sur, les juifs et les musulmans non pratiquants existent, je ne nie pas cette réalité. Mais leur identité est forte. Ils appartiennent, parfois contre leur gré par le biais des stigmatisations, à un ensemble clairement identifié, identifiable. Je suis persuadée que les réactions violentes des catholiques et apparentés à la proposition du mariage civil et de l’adoption des enfants par les homosexuels est une réaction de défense, de peur. On dilue encore une fois une des seules résonances modernes de l’héritage catholique traditionnel de la France. Ils craignent de perdre tout à fait leur statut de dominants, de grands gagnants de la laïcité.

Soyons honnêtes, il est beaucoup plus facile d’être catholique ou chrétien en France, que juif ou musulman. Les jours fériés sont des jours de fêtes chrétiennes, le rythme de la semaine est calqué sur celui de la liturgie, personne ne placera d’examen important le jour de Pâques ou de Noël. De la même manière, il est beaucoup plus facile d’être hétérosexuel qu’homosexuel ou bisexuel. Pas de discrimination, le doux confort de la normalité, la possibilité de pondre et d’élever des enfants sans que personne ne s’en inquiète, de louer des appartements sans le regard en coin du propriétaire, etc. Sur le papier, tout cela est bien réglé. Mais ca ne répond plus à la société, aux besoins de gens qui font la France. La France est athée, catholique, protestante, musulmane, juive, bouddhiste, la France est forte de communautés bien vivantes, et choisit de s’en priver, de lisser toute différence au profit d’un héritage historique dont la majorité des « français de France » se fout complétement. Mais on s’y attache, parce qu’il n’y a pas grand chose d’autre à leur vendre, pas d’autre idée de la Nation à inventer. La laïcité française est une vaste blague, à mon sens, visant seulement à adoucir les vieux jours de cacochymes tatoués la France aux français, leur laissant croire que rien ne changera jamais.

Je suis pour une vraie laïcité. Celle qui autorise, et même, encourage, la différence, l’expression des cultures et des religions dans l’espace public, dans le respect de tous. L’athée a le droit de ne croire en rien. La femme voilée ou aux cheveux couverts doit avoir le droit de l’être. Un professeur devrait pouvoir garder sa kippa à l’université. Je suis pour un vrai mariage civil. Pour tout ceux qui veulent, dans la limite des interdits de l’inceste etc (je vous vois venir). Je suis pour une république qui protège, qui nourrit et qui se nourrit. Je suis pour une France où les dominants ne sont plus de vieux hommes blancs, mais où chacun prend sa place, son rôle et sa responsabilité. Hommes, femmes, cisgenres ou non, pédés, folles, tatas, gouines, goudous, youpins, muslims, musulmans, juifs, animistes, fous de tiercés, bouddhistes, bouffeurs de curés, catholiques, adventistes, le même respect pour tous. Le même mariage civil pour tous. Les mêmes droits à la filiation pour tous. Le code civil se change. Les lois s’écrivent. Nous sommes, ensemble, capables du meilleur.

Oser

Tu devrais écrire. Tu devrais postuler. Tu devrais croire en toi. Tu devrais prendre le temps. Tu devrais croire en tes talents. Bien sur. C’est facile de croire pour les autres. Arrête tout, tu vas réussir. Quitte ton poste chiant de petit cadre pénible, envoie valser ton boss, chie sur ton bureau et roule une pelle à la secrétaire. Vas-y on te dit, vas-y on te regarde, et on se marre, et on attend de voir. Ils sont jolis ceux qui te conseillent, bien assis sur leurs certitudes, bien installés dans leurs petits appartements douillets, la carte Gold qui brille au Daily Monop pour deux sandwiches et un smoothie. Ils prennent des risques eux aussi, au travail, en spéculant, ils grattent le sol en béton de leurs dents trop longues, ils sautent dans le vide en espérant peser plus lourd que l’autre, les fracasser, les écraser. Leur vide est calculé, politiques internes du chef Truc qui a laissé entendre à Machin N-2 que Bidule pourrait partir, ils louent leurs appartements pendant leurs vacances, ne rien perdre, ne rien créer, tout transformer. Ils te regardent jouer avec tes trois billes dans le sable un peu crade de ton parc, t’es pas le môme le mieux fringué, tes chaussettes ont la couleur un peu grise de la lessive cheap, mais tu sculptes des dinosaures dans le magma puant d’une crotte fraîche de caniche. Ils se moquent, ceux qui ont les mains propres. Tu seras le clown, l’artiste, l’inadapté, celui qu’on invite aux dîners pour distraire l’assemblée, celui qui raconte ses galères, celui qui vit libre, lui. La chance que tu as, qu’ils disent, de vivre libre. Pauvre, mais libre. Ils échangeraient tout de suite, s’ils pouvaient.

Mais ils ne peuvent pas, tu vois, entre les traites de la maison et l’école de la petite. Mais toi tu peux. Parce que rien ne te retiens. Depuis la merde de caniche moulée, depuis ta première fugue, depuis ta première gueulante, rien ne te retient. T’es le funambule le plus nul de l’histoire du cirque, presque jamais en équilibre sur le fil, toujours la gueule un peu fracassée sur les côtés, les yeux qui regardent le ciel, quand même. Mais toi tu oses.

Et eux ils regardent. C’est un genre de figure imposée. Les baiseurs et les baisés. Les rêveurs et les capitalistes de l’idée. Les artistes et les publicitaires. Toi et ton père. On serait mieux pétant dans la soie, pissant le Ruinart, on serait mieux riches et cons, insouciants jusqu’aux artères, on serait mieux libres de toutes contraintes, de toutes factures, de toutes envies pressantes de viande ou de PQ, de toute nécessité impérieuse de se loger. Tu vieillis et tes rêves ternissent, plus de putes sur le yacht à St Tropez, juste un appart’ pas trop horrible, un boulot qui prenne pas trop la tête, du temps pour penser, pour écrire, pour peindre, pour dessiner, pour regarder les nuages.

Tu seras jamais comme eux, je crois pas au destin, c’est peut-être dans les gênes, ou juste dans la caboche, on fonctionne pas pareil. Ils t’envient et ils se moquent. Tu les envies, tu les moques. On se regarde vivre, aquariums respectifs, double vitrage blindé, pas d’échanges possibles, tu perds ta conscience, ta liberté, ils perdent leurs vacances au soleil et leurs baskets griffées. On est jamais libre comme on voudrait, toujours attachés au pied de quelqu’un, du rêve de nos parents ou de nos propres manques, toujours essoufflés à courir derrière l’image fantasmée de nous même, cet être parfait selon nos critères, cet oasis au milieu des désillusions, cette personne qu’on ne sera jamais. Mais qu’on se vante d’être parfois, quand les autres font trop de bruit avec leurs vies parfaites, qu’on survend et qu’on surjoue pour s’inscrire dans une case, pour se présenter. On fait des compromis, toujours, tout le temps, avec nos idéaux et nos éthiques, avec nos rêves et nos désirs. On se l’avoue rarement. La vie est moins drôle en gris foncé.