Je me souviens de mes 12 ans. Un peu. J’étais en avance, dans un grand collège. Je me battais, beaucoup. Je séchais beaucoup aussi. Je me faufilais entre les pions pour me retrouver libre, pour traîner. Assise par terre, rayon librairie du Carrefour juste en face. Tout pour ne pas aller en maths, les lundis matins à l’infirmerie après les week-ends pourris chez mon père, mes pataugas de l’armée russe, le nouvel appartement avec seulement moi et maman. Pas grand chose de drôle à déclarer, rien de misérable non plus, j’ai pas encore mes règles, mes seins sont encore plats, aucun garçon ne s’intéresse à moi. Je suis un peu amoureuse, de lui et puis d’un autre, mais pas assez pour penser à l’embrasser. Je suis petite encore, et on l’est tous dans la classe, on ne se fait même pas la bise le matin pour se dire bonjour, on en parle parfois, on trouve que ca fait naze, on verra l’année prochaine, au lycée. Je ne suis pas très ‘féminine’. D’abord parce qu’il y a peu de vêtements à ma taille, pour mon âge. Ensuite parce que mon rêve, c’est un jean troué et un t-shirt Nirvana. Pas vraiment le genre de fringues que ma mère m’achète, pas vraiment le style de mes potes non plus, ici c’est l’Ouest parisien, on est en plein Chevignon, doudounes siglées et pumps gonflées. Aucun de mes potes n’a de petite amie. On parle rarement de sexe, ca ne nous intéresse pas. J’ai pas le souvenir de quoique ce soit de sexué dans mon environnement à ce moment là. Tout est neutre. Moi comme les autres. Y’a bien Daniel, dans ma classe, qu’on traite de pédé quand il se met à danser et à faire des manières, avec sa ceinture en strass et sa voix haut perchée. Y’a ce garçon, dans une autre classe de 4ème, un redoublant, qui a déja son scooter, lui, il fait bien rêver un peu les filles, mais personne n’ose vraiment lui parler. Je m’en fous moi. Je préfère lire et me foutre sur la gueule.
Bien sur je sais dèja comment on fait les bébés. Je sais déja qu’il faut prendre la pilule avant. Je sais qu’il faut mettre une capote. C’est ma génération, on est en plein dedans, Doc et Difool sous la couette la nuit, sortez couverts, les capotes à 1 franc dans les Monoprix. Je sais que ca arrivera. Et puis je sais des choses bizarres, je ressens des choses confuses, ce malaise avec mon grand-père. Je sais que le sexe existe, mais je n’ai aucune envie d’en être. J’ai même jamais encore embrassé quelqu’un. Une fois, en remontant de la plage en Bretagne, un vieux en voiture m’a suivi, il m’a proposé de monter, pour qu’on aille chez lui, pour qu’il me frotte dans la douche. J’ai couru jusqu’à la maison. Je ne me souviens pas en avoir parlé. Je sais qu’il existe des gens qui font des choses avec des enfants. Je sais que personne n’a le droit de toucher certaines parties de mon corps. On m’a expliqué, vaguement. On est en 1993, on ne parle pas encore beaucoup de pédophilie. J’ai la chance de vivre sans que ma pré-adolescence soit sexualisée. Plus tard, j’irais dans un pensionnat de filles, pas de garçons pour se faire la main, et si mes camarades sont attirées par certaines d’entre nous, c’est encore bien trop tabou pour que quiconque agisse. Remballez vos images coquines des pensionnats de jeunes filles. Ici on soupire toutes en attendant une lettre d’un admirateur secret, les plus audacieuses, celles qui ont des ‘mecs’ sont des idoles, elles nous racontent pendant des heures leurs histoires de coeur. Nous, les petites, on attend que ca nous arrive, on les envie, on s’invente des histoires avec un mec de vacances qui habite très loin, on ment pour faire partie de la bande des plus expérimentées. Mon pensionnat est un établissement religieux, on étudiera jamais la reproduction. A la place, un vidéo obligatoire ‘Le cri silencieux’, chef d’oeuvre des anti-IVG, qui filme un avortement du dernier trimestre, en le faisant passer pour un IVG légal. Sordide. Dégoutant. Pas vraiment bandant.
Si, à 12 ans, ma prof d’anglais adorée, ou ma prof de français adulée, s’était intéressée à moi, d’un peu plus près ? Qu’est ce que j’aurais fait ? J’aurais adoré. Qu’on me porte de l’attention. Qu’on me comprenne. Qu’on m’écoute. Je ne suis pas dans la période la plus facile de ma petite existence, entre le divorce de mes parents, l’abandon progressif de mon père. Je suis violente, je suis un cancre. Je suis facile à repérer. Je suis fragile. Je suis une proie facile. Si un adulte, n’importe qui, m’avait donné de son temps, de son affection, je me serais laissée faire. J’en suis sure. J’aime mon père, et je mens pour lui. Parce qu’il me le demande. Pour ne pas faire de problèmes. Alors pourquoi ne pas mentir pour quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui dirait m’aimer. Quelqu’un qui me le montre, en m’embrassant, en me caressant, en me prenant par la main, en voulant me sauver. J’y aurais cru. J’en suis sure. Et j’aurais crié, moi aussi, mon amour. J’aurais écrit de ces petits mots d’enfants, sur mes copies doubles, à l’encre bleue effaçable, avec de longues déclarations enflammées cernées de coeurs transpercés. Je me serais sans doute culpabilisée, j’aurais haï ma mère de nous séparer. Pourtant, l’adulte, l’autre, celui de 18 ans de plus que moi, le majeur, aurait bien profité de moi.
J’ai lu beaucoup de réactions ignobles sur les réseaux sociaux suite à cette affaire. Une fille de 12 ans, séduite par sa professeur. Vous dites que l’amour n’a pas d’âge. Vous dites que les enfants ont une sexualité. Vous dites que les femmes sont douces, incapables de perversité. Vous dites que ce n’est pas de la pédophilie, car il n’y a pas eu de violence. Vous dites que ce n’est pas de la pédophilie, car la victime est consentante. Vous dites que vous refusez de vous prononcer, parce qu’on ne connaît pas les détails de la liaison. Quels détails faudrait il donner ? Voulez vous lire encore les descriptions des doigts bagués d’une femme de 30 ans qui viennent caresser la poitrine d’une fille de 12 ans ? Ne comprendrez vous pas l’ignominie de cette histoire que lorsqu’il y aura eu pénétration avec un pénis, un ‘vrai viol’ ? Comment pouvez vous légitimer la prise de pouvoir d’un adulte sur un mineur, sur une fillette de 12 ans ? Comment pouvez vous arguer du consentement de cette dernière ? Comment ? Non, ce n’est pas parce qu’à 12 ans vous sortiez avec un beau gosse de 19 ans que vous pouvez comprendre cette histoire. Ce n’est pas parce qu’à 17 ans, vous êtes sorties avec votre prof de 26 ans que vous pouvez m’expliquer qu’il ne s’agit pas là d’une agression sexuelle notoire. Comment vos tripes ne se retournent elles pas quand vous lisez les mots « sexe » « 12 ans » « professeur » dans la même phrase ? Comment pouvez vous garder le silence ? Comment pouvez vous choisir de ne pas réagir ? Vous partagez partout les images de Suri Cruise portant des chaussures à talons à 6 ans, glapissant devant la sexualisation manifeste d’une enfant. Pourquoi vous laissez vous expliquer les actes de cette femme pédophile de manière différente ? Parce que ca vous arrange ?
J’ai partagé sur Twitter mon dégoût. J’ai dit qu’il fallait parler. Qu’il fallait dire les agressions. Qu’il ne fallait pas laisser les agresseurs gagner. On m’a reproché de faire de l’injonction. D’invectiver violemment les victimes. Ma violence est le reflet de ma colère, de ma blessure. Elle est aussi à la mesure de mes convictions. Personne, ni homme, ni femme, ne doit profiter d’un enfant. Un enfant, c’est un mineur de moins de 15 ans, ou un mineur de moins de 18 ans si la personne a autorité. Personne n’a le droit d’agir sur ses impulsions pédophiles, au prétexte de la passion, de la romance, du désir. Les personnes qui transgressent ces lois doivent être dénoncées, et punies, soignées quand c’est possible. Transformer une histoire entre une enfant et une adulte par le prisme de nos relations de grandes personnes est une erreur grave. J’ai conscience qu’il est difficile de libérer sa parole. Parce qu’être agressé sexuellement est un traumatisme. Parce que la société stigmatise violemment les victimes, encore. Parce qu’il est encore trop difficile d’être écouté, de faire entendre sa vérité. Parce que ca jette un bordel monstrueux dans des familles entières, dans des écoles, dans des vies. Se taire, c’est se tuer. Lentement, mais sûrement. Se taire, c’est vivre avec son souvenir, ses ressentis dégueulasses, ce sont des cauchemars, des angoisses. Pour les femmes, ce sont aussi des grossesses vécues difficilement, hantées par la peur que leur propre enfant soit aussi victime. Parler est une épreuve ignoble. Se taire, c’est laisser gagner l’agresseur. Oui, gagner. Il triomphe des lois, il triomphe de sa position de supérieur lors des faits. Il peut aussi récidiver. Faire plus, plus grave, plus tard. Parlez. Quand vous serez prêts. Quand vous n’en pourrez plus. Quand vous pourrez enfin. Quand vous saurez que c’est le moment. Posez votre histoire, ne la portez plus seuls. A un professionnel de santé, à un médecin traitant, à un psychologue, à un psychiatre, à une association de victimes, à une assistance sociale, à un(e) ami(e) de coeur, à un frère, à une soeur, à un parent, à un partenaire, parlez. Pour vous, pour votre équilibre mental, pour votre famille à venir, pour vos nuits sans sommeil, pour vos secrets de famille, pour vous surtout, parlez. Vous serez surpris. Vous entendrez les autres, parler, eux aussi. Dire. Libérez la parole autour de vous. Est ce que vous guérirez instantanément ? Non. Est ce qu’il faut porter plainte ? Affronter son agresseur ? Je ne sais pas. Ces décisions vous appartiennent. Parlez pour que d’autres parlent, si vous ne le faites pas pour vous. Cessons ensemble de nourrir le silence.