Betty, encore

J’ai l’odeur de ta bouche sur mes doigts, encore dans le métro, dans mon cou, sur ma peau, la tienne décalquée comme un tatouage moderne, demain tu disparais, au hasard d’une douche, si je frotte un peu fort, j’oublie. S’il n’y avait que la peau et les milliers de cellules, les poils et les microbes, les fluides opportuns, s’il n’y avait que ce qu’on touche et pas ce qu’on se dit, s’il n’y avait que ton corps, caché dans le noir, haletant, charnu, j’oublie, crois moi, les matins alanguis et les siestes trop longues, j’oublie que tu existes, je bouleverse mes atomes pour mieux nier les tiens. Seulement ce que tu dis, ce que mes oreilles entendent, ce que mon cerveau produit, les rêveries quotidiennes quand mes yeux se perdent sur l’écran, les espoirs, ce qu’on ne se dit pas mais qu’on serre ensemble dans le vide, tout ce rien, tout ce qui n’existe pas cela, je n’oublie pas. Il faudrait pourtant, Betty, que je t’oublie, tu n’es qu’une mauvaise chanson, la tristesse et la pluie, une guitare trop saturée qui s’éclate sur un ampli mal réglé, tes ongles noirs et rouges qui s’agrippent ne trompent que toi, personne ne te retiens Betty, personne d’autre que toi et les milliers d’animaux qui animent ton corps, les rongeurs et les loups, les serpents et les chats. Tu danses seule, et nous ne faisons que te regarder, tu vas où tu veux, j’ai cru que tu étais libre, tu es enchaînée à toi.

Alors Betty quand tu pars, quand tu décides de fuir, quand tes pas te conduisent vers d’autres, quand tu oublies, toi aussi, chacun fait le deuil, chacun porte ton cercueil, d’une main ferme et haute, nous t’enterrons souvent, dans les allées biscornues d’un cimetière imaginaire, nos consciences nous empêchent de te suivre, nous les esclaves, nous les enracinés. Tu retournes à la terre pour mieux te perdre, plus au Nord, plus au froid, tu cries je suis libre, tu cries je suis seule, tu brûles tout autour de toi, et nos bras trop courts ne suffisent plus à t’étreindre, et nos mots trop lourds ne suffisent plus à t’atteindre. Tu reviens pourtant, brûlée de sel, de t’être trop retournée, d’avoir trop pensé aux chemins et aux sens, un peu moins libre, un peu moins vivante, tu t’emmitoufles de nos corps pour te protéger, tu te pelotonnes quelque part, entre nos têtes et nos bites, tu retrouves ta place, Betty. Pour quelques mois, si tu tiens, si la chimie étrange de ton cerveau abdique, pour quelques jours, si l’appel du vide est trop fort, si les voix te hurlent de te jeter dans un train, si tu te réveilles un matin sans savoir où tu habites, nous porterons ton corps absent se reposer, nous élèverons un autel à tes jours de grâce, à tes instants de paix.

Betty se contorsionne sur le drap blanc jauni, les contentions barbares se tordent sur sa chair, pleure Betty derrière la vitre trouble de la porte fermée, hurle Betty à chaque passage de l’infirmier, tape et frappe pour chaque coup de clé. Les cheveux rasés de sa nuque reposent sur le métal froid du lit sans vie, Betty est privée d’oreiller, Betty est privée de visites, Betty est privée de Betty, elle doit être sage, Betty doit se calmer, faire la chasse aux esprits pour les coller un à un, rafistoler un bout de soi pour le présenter joli, poli. Dans la coupe en papier, quelques cachets, sage Betty, sage, avale et laisse couler, à la fenêtre le vent frappe, un homme chante un peu plus loin dans le couloir, laisse toi guérir, juste pour de faux, juste pour sortir. Tu reviendras comme à chaque fois, dehors, dedans, dehors, tu connais, tu t’émousses un peu bien sur, abîmée, je veux te voir m’expliquer qu’ils ne comprennent rien et que tu les bernes tous, que ton bonheur est dehors, dans les rencontres et la route, je veux te croire morte cent fois et te voir revenir. Fais semblant une dernière fois Betty, c’est bientôt le printemps, quand tu sortiras, c’est sur, on viendra te chercher.

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