Rémy Gaillard, Sortir les couteaux

Remy Gaillard, amuseur public sur Youtube, nous fait cette semaine la grâce d’un nouvel opus. « Free Sex », voilà son titre. On y voit des femmes dans l’espace public, dans la rue, dans le parc, allongées, accroupies, assises, qui ne prêtent aucune attention à Mr Gaillard. Ce dernier se place en décalage de quelques centimètres, et par un habile mouvement de la caméra, un jeu de perspective digne des plus grands peintres, simule l’acte sexuel sur ces femmes inconnues. La classe américaine.

Oh bien sur je pourrais vous parler de sexisme, de culture du viol, de harcèlement de rue. Vous rappeler que ce genre de vidéo entretient l’idée que l’espace public n’appartient pas aux femmes, qu’elle ne font qu’emprunter un passage réservé aux porteurs de testicules. Vous rappeler aussi qu’il y a 200 (deux cents) viols par jour (journée, day, période de 24 heures) en France. Soit un peu plus de 8 (huit) viols ( le viol est un « rapport sexuel imposé à quelqu’un par la violence, obtenu par la contrainte, qui constitue pénalement un crime ») par heure (unité de temps de 60 minutes), soit à peu près un viol toutes les 8 minutes. Vous dire que cette vidéo nous rappelle à nous, femmes cis ou trans, que nous ne sommes pas en sécurité dans la rue, dans un parc, dans les transports. Que s’allonger sur l’herbe pour lire, c’est inviter un homme à venir mimer un acte sexuel. Que s’accroupir pour faire ses lacets appelle la photo volée de notre cul, ou crie à l’homme qui peut venir singer la levrette.

Les femmes sont donc les victimes potentielles permanentes des violences des hommes. Plus seulement les « salopes », les « bourrées », les « faciles », les « habillées trop court ». Toutes. Les allongées en jean, les debout en jupe, les voilées au supermarché, les col roulées au ski, les toutes jeunes sur Internet, les bonnasses en mini short, les moches en jogging, les grosses sous leurs bourrelets, les mal baisées à lunettes. Oh je vous entends déja hurler. Mimer une fellation n’est pas une violence. C’est pour rire. Allons. On peut plus rien dire. On peut plus rien faire. Les féministes n’ont pas d’humour. Et puis c’est flatteur. Qu’on puisse imaginer avoir une relation sexuelle avec elle. Y’en a pleins qui seraient contentes d’avoir un mec qui frétille derrière leur cul hein. C’est un genre de validation de leur existence. Parce qu’une femme qui ne provoque pas l’érection divine du phallus n’a pas vraiment de raison de vivre. Il faut faire bander, coute que coute. Il faut secouer ses seins, faire voler ses cheveux, il faut des bouches rouges et des dents qui ne mordent pas la queue, il faut ne pas être collante, mais ne pas s’éloigner, il faut la prendre dans le cul pour le garder, il faut être pénétrées, parce que c’est ca, la vraie sexualité, il faut avaler le foutre et se taire, il faut remercier l’homme d’avoir daigné nous souiller. C’est drôle non ?

C’est drôle de n’être regardée que pour sa capacité à faire éjaculer. C’est drôle d’être uniquement envisagée comme partenaire sexuelle potentielle dans l’espace public. C’est drôle de vivre chaque trajet à pieds ou en transport comme un jeu de validation de nos qualités sexuelles. Drôle de se faire insulter, de se faire reluquer, de se faire dévisager, d’entendre des commentaires sur nos seins trop petits ou trop gros, sur nos fesses trop présentes ou trop effacées, sur nos possibles capacités à nous faire baiser la bouche « comme des bonnes putes », tout ca en faisant 400 mètres entre chez toi et le tabac. Tellement drôle.

Je n’ai plus d’humour. Nous n’avons plus d’humour. Ni pour ceux qui miment, ni pour ceux qui parlent, ni pour ceux qui insultent, ni pour ceux qui commentent, ni pour ceux qui complimentent, ni pour ceux qui touchent sans demander l’autorisation, ni pour ceux qui fixent nos corps, ni pour ceux qui capturent nos images en les volant,  ni pour ceux qui se servent de nous comme écran de leurs désirs alors que nous ne demandons qu’à marcher. Marcher librement, dans la rue, dans les parkings, dans les parcs, dans les villes ou dans les campagnes, avec nos enfants, nos amies, nos amantes, en jupe ou en djellaba, en short ou en jean, sans subir vos mots et vos gestes avilissants.

Nous n’avons plus d’humour. Nous n’avons plus de patience. J’invite chaque meuf qui se trouvera confrontée à la validation masculine dans l’espace public, aux remarques, aux insultes, aux gestes ou aux discours déplacés à répondre. C’est une invitation, pas une injonction. Il faut juger de la situation, de son danger potentiel, et de sa force. Nous ne sommes pas obligées d’être fortes. Mais si un jour, tu te trouves forte, si un jour, ta voix peux hurler, si tu peux gueuler partout dans la rue, si tu peux effrayer tous tes voisins voyageurs en hurlant, si tu peux rendre les coups, si tu peux mettre des pains, si tu peux cracher, si tu peux déchirer, si tu peux répondre, fais le. Ne nous laissons plus faire. Ne supportons plus une seule parole, un seul geste contre nous dans l’espace public. Ne supportons plus un seul geste, une seule parole contre une autre femme, quelque soit son apparence, dans l’espace public. Intervenons. Solidarisons nous. Parlons nous dans les trains, dans les bus, dans les RER, dans les salles d’attentes. Regroupons nous. Il faut que la peur change de côté. Il faut que la honte change de côté. Il faut que nous nous battions. Il nous faut sortir les couteaux. (<– ici un lien à cliquer qui explique l’expression « sortir les couteaux », qui n’est pas à prendre littéralement).

Edit du 30 Mars 14h :

Je ferme les commentaires.

Je ne peux plus lire de messages insultants, ou m’invitant à me suicider pour aujourd’hui. A chaque jour suffit sa peine.

Infrarouges

Il a travaillé toute sa vie. A regarder ses doigts, ses ongles, ses mains, tu devines qu’il n’était pas au chaud dans un bureau, à ronronner entre la photocopieuse et le café. Ses rides mêmes hurlent le soleil, la poussière, le bruit, le front plissé sur l’ouvrage, la gamelle de midi. Il porte un tricot sous sa chemise bien repassée, le col rigide d’amidon, pour pas la salir, pour ne pas gâcher. Il s’est fait propre pour venir à l’hôpital, c’est à 20 kilomètres de la maison, c’est peu mais c’est dèja la ville quand on a pas l’habitude, c’est comme si c’était loin. Avant de monter dans la voiture, il s’est assuré qu’elle était bien mise, elle aussi, que son chandail était bien boutonné, il lui a mis un peu de rose aux joues, comme elle faisait, avant d’oublier. Depuis sa retraite, il s’occupe d’elle, 46 ans de mariage, de bonheur qu’il dit, ca ne s’efface pas avec un diagnostic, et puis faut bien que quelqu’un se souvienne, puisqu’elle oublie tout, de plus en plus, jusqu’aux choses les plus simples, se laver, manger, parler. Ca a été vite, il la revoit encore faire des listes, au début, tout noter, tout redire, tout compter. Alzheimer précoce, ils ont voulu la placer.

C’est pas qu’il voudrait s’en débarasser, non. Parfois il pense à ce qu’il pourrait faire, s’il était seul.Partir en vacances, traverser la France pour embrasser leur fille au bord de la mer, les petits enfants, bricoler, se remettre à la chasse. Rencontrer quelqu’un même, pourquoi pas. Mais il se reprend vite, pas question d’abandonner sa Louise. Et même s’il voulait, même si elle se laissait faire, avec 1600 euros de retraite à deux, comment payer une bonne maison, pas un mourroir miteux, comment s’assurer qu’on s’occupe aussi bien d’elle là bas qu’ici ? Qui lui donnera sa douche à Louise ? Tous les matins, il la déshabille, elle est sage, assise sur la chaise en plastique de la salle de bain, elle remue un peu ses pieds dans le vide, et, comme avant, quand ils se pressaient, quand ils économisaient l’eau, ils se douchent ensemble. Il savonne son corps, celui qu’il a désiré, celui qu’elle n’habite plus, c’est comme la relique d’un temps passé, chaque pli, chaque creux, chaque cicatrice, il les connaît tous, les histoires, les peines et les accouchements, il était là, il se souvient. Pas elle. Elle tremble déja, il l’enveloppe dans son peignoir, et doucement, à petits pas comptés, il la guide vers le canapé.

Depuis quelques jours, Louise pleure. Au réveil, la nuit, tout le temps. Elle a mal au ventre, elle montre comme ca, comme les enfants. Alors il l’a emmené à l’hopital. Pas tout de suite. Il a esperé que ca passe d’abord. On sait quand on rentre, on sait jamais quand on en sort, de ces trucs là. Surtout elle. Avec sa tête toute vide d’elle. Avec son sourire de jeune fille et ses manières d’enfant. Il oublie qu’elle a presque 70 ans, à la voir rire devant des bétises, à lui donner la becquée pour qu’elle se nourisse. Alors il a mis sa belle chemise et son pantalon à plis. Il l’a peignée, arrangée. Et maintenant elle est là, allongée sur le brancard triste du box 3, à attendre qu’on vienne l’examiner. Sa Louise. Son amoureuse. Sa femme. Elle pousse des petits cris, elle n’a pas bien compris ce qui se passait. Il lui tient la main, lui caresse les cheveux. Ses yeux se voilent un peu. De larmes, de la voir là, incapable d’expliquer qu’elle souffre, de se sentir inutile, de ne plus savoir décoder, de peine, pour sa petite poule, pour son épouse, pour sa bien aimée. Et puis un peu pour lui, parce qu’il est bien seul devant les médecins qui parlent trop vite, parce qu’il est vieux, lui aussi, parce qu’il se sent faiblir. Parce que Louise finira par mourir, et qu’il n’aura plus personne avec qui se doucher. Parce que son amoureuse est morte, quand Alzheimer est arrivé.