Ma grand mère

Ma grand-mère se tourne et se retourne sur le drap jaune de l’hôpital. Elle n’est pas vraiment là, mais ca ne se voit pas. Elle se ressemble pourtant, les mêmes rides, la même mèche trop blonde, le même air pincé. Sa chemise de nuit s’ouvre sur ses cuisses encore fermes, je n’ai jamais vu le corps de ma grand-mère. Je n’ai jamais pensé qu’elle puisse avoir des cuisses, un sexe. Ma grand-mère est un monolithe de tweed, asexué. Je ne lui connais pas d’émotions amoureuses. Ma mère est arrivée dans la surprise. On croyait que ce n’était pas possible. Parce que ma grand-mère était stérile, ou parce qu’elle n’aimait pas son mari, le trouble reste. Ces mots, prononcés par mon grand-père, hantent ma mère depuis l’enfance. Ils rongent ma grand-mère aussi, qui  garde la naissance de ma mère comme un trophée. Elle avait réussi. Malgré le désamour, malgré les trompes bouchées, elle avait eu un enfant. Et personne ne pourrait lui enlever cela.

Ma grand-mère n’a plus de pudeur. Elle chie sur les draps jaunes. Elle attrape à pleines mains son sexe pour le nettoyer. Et quand elle n’y arrive pas, c’est à moi de finir. Ce n’est pas le contact de la chair qui me dégoûte. Ce n’est pas l’odeur pugnace de la merde mêlée aux désinfectants hospitaliers. La vision de son sexe, de ses poils longs et bruns, malgré les années, la réalisation soudaine que ma grand-mère a été une femme, desirante, aimante, que ce sexe aujourd’hui souillé a été pénétré, léché, caressé, l’électrochoc primaire de cette vie animale de son sexe contre les électrodes, les prises de sang, les machines, et la mort juste à côté. Voilà ce qui me dégoute. La prise de conscience immonde de l’arrêt possible de la vie, à tout instant. Malgré la fougue, malgré l’envie, malgré les précautions, malgré les médicaments, les projets et les rendez-vous, tout s’arrête. Et ma grand-mère, entravée parce qu’elle refuse d’être soignée, refuse de mourir, de toute sa puissance de femme, de tout son sexe, de toute sa merde.

Elle n’est pas morte, encore. Elle est rentrée chez elle. Elle ne se souvient plus de rien. De cette journée de vapeurs, de son impudeur, de ce qu’elle a dit, de ce qu’elle a fait. Elle se souvient qu’elle n’aime pas l’hôpital, même si on y est très bien. Elle est très digne, dans sa propre chemise de nuit. Elle s’inquiète de ses cheveux sales. Elle ne veut toujours pas se soigner. Elle en a assez. C’est fini, de mourir. C’est la vie maintenant. Il faut oublier, surtout ne pas en rajouter. Un infarctus, ne pas dire le mot. Un incident cardiaque. Un malaise, à peine. Et puis parfois, à la mauvaise heure, je vois l’angoisse qui la prend. Elle se couche sur son côté, les jambes pliées comme une adolescente boudeuse, elle râle. Contre le temps qui passe, et les copains du café qui ne montent pas, contre le sommeil qui la prend, et les journées qui n’en finissent pas. Ma grand-mère monte la garde, l’ankou s’éloigne, la mort peut bien essayer, elle ne l’aura pas, pas cette fois.