Les routes

Je n’arrive pas à méditer. Ou alors pas quand il le faudrait, pas pendant le cours de yoga, pas lorsque l’angoisse arrive et qu’il faudrait débrancher. Je n’arrive pas à faire le vide, tout prend vie quand je demande à mon cerveau de s’éteindre, les craquements s’intensifient, les douleurs se réveillent, je pense si vite qu’il m’est impossible d’attraper une idée pour la garder. Les minutes semblent des heures, les respirations des autres prennent l’allure de basses mal réglées, toute ma partition interne joue forté. Se détendre mais pour quoi faire, quand tu fonctionnes sur les nerfs depuis des années, j’imagine mon réseau sensitif parcouru de rails rouillés, de cordes qui ne tiennent plus qu’à quelques fils, des autoroutes hystériques liées et déliées dans des noeuds infinis et embouteillés. Je respire par le nez, je pense à tous les soucis au même moment, je les passe en revue et je les classe par ordre de malaise, puis par ordre de taille, puis par ordre chronologique, j’oublie d’expirer, je m’étouffe, j’angoisse car j’étouffe, je me souviens qu’il faut expirer, je ne sais plus respirer.

C’est quand je roule qu’il me semble m’approcher le plus de ce qu’on m’a raconté de l’état méditatif. Rouler, c’est un grand mot, je suis calée à 40 sur une file de droite quelque part sur les maréchaux, une clope se consume dans mes doigts, j’oublie de la fumer, je tire une latte au feu. J’ai le temps avant d’arriver, je connais la route par coeur, il ne pleut pas, je n’ai rien d’autre à faire que d’avancer, assurer les réflexes, ma tête peut arrêter de tourner. Là, je ne pense à rien. J’ai l’impression d’être mon passager. Je me conduis, mais j’ai le temps de regarder le paysage, Paris qui change, ce qui sort de terre et ceux qui y rentrent, je me transporte dans les quartiers de mon enfance, je me souviens des odeurs, elles n’ont pas changées, la ville sent toujours la même chose, la saleté épicée des sorties de métro, le bitume trop chaud des fins de journées. Je pourrais me souvenir du pire, je pourrais pleurer en passant devant ce café, mais ça n’arrive presque jamais. Je visite mon musée personnel, rien n’est effrayant, rien n’est étranger. Si mon cerveau n’est pas arrêté, il bloque les mauvais souvenirs et m’empêche les détours déprimants. J’avance, doucement mais surement, et si personne ne m’attend, ce n’est pas grave, j’ai plaisir au voyage, je fais la paix avec les rues et les quartiers, je respire à plein gaz l’air vicié mais rassurant, familier. Je suis bien.

Quand j’étais petite, les trajets en voiture étaient des moments précieux. Bébé, maman m’endormait en me faisant faire des tours en voiture. Mon père et ma mère travaillaient beaucoup, les heures passées dans les embouteillages me permettaient de profiter d’eux. Dans les fumées mentholées ou ambrées, fenêtres ouvertes sur le périphérique, mes parents se confiaient, se racontaient, la radio en fond sonore. Il n’y avait pas de téléphone, pas de tablette, pas de films à regarder, juste mes parents pour moi pendant des heures. Les trajets avec mon père étaient importants, ils étaient le seul moment où j’avais l’impression de compter, la sensation que mon existence impactait la sienne, il prenait du temps pour moi, pour me conduire. Il était obligé. Et puis il a dérogé à cette unique obligation. Il m’a planté devant un RER en m’expliquant qu’il n’avait pas le temps. J’ai cru que j’aimais l’indépendance, la clé autour du cou, les trajets seule trop tôt, j’avais 10 ans, je me rassurais. J’ai détesté être oubliée, à la sortie de l’école, quand il ne se souvenait pas que j’existais. Alors c’était mieux que rien, j’étais sure d’arriver en ne comptant que sur moi, j’étais sure de le retrouver. Je déteste encore le métro le RER. Mais je me suis trouvée, et j’aime encore avancer.

L’atelier Zinzolin a besoin d’aide

En partant bosser le matin, je passe une tête à Zinzolin, pas longtemps, juste quelques minutes, dire bonjour, se saluer, faire le point sur l’urgence et sur les progrès, se donner du courage, s’embrasser. Ils sont déjà là, autour de la table, sortis des camps ou des hôtels, ils attendent les professeurs, cahier, bic, bonnet. Ils parlent pachto, ourdou, dari, arabe, anglais, ils boivent du café et trouvent que le français c’est plutôt compliqué, mais que ca vaut le coup, que c’est la clé. Ils sont une bonne soixantaine à venir tous les jours passer la porte de l’atelier, avec leurs histoires, leurs silences, leurs espoirs, leurs échecs, mais surtout avec leurs rires, leurs jeux de mots incompréhensibles, leurs blagues en franglais, leur terrible volonté de survivre à tout, partout, quelles que soient les conditions, les souvenirs, les cauchemars, la faim, l’ennui. Ca sort parfois de manière incontrôlable, entre deux exercices de prononciation, l’air de rien, tu sais ma femme est morte en Autriche sur le chemin, tu sais ils ont poignardé ma mère alors je suis parti, et puis ils reprennent comme si rien, les hon et les han, les b et les ba, et toi tu ne sais pas quoi faire de la confidence, alors tu fais comme eux, tu la ranges pudiquement et tu continues, survivre, verbe du 3eme groupe, futur, je survivrai, tu survivras, ils survivront, nous survivons.

A midi ils sont quelques-uns autour de la table, des familles confinées dans les chambres vétustes des hôtels sociaux, sans cuisine, sans rien pour faire cuire, sans espace et même sans air. Les enfants voudraient tout savoir et tout comprendre immédiatement, comment ca s’appelle, courgette, fourchette, chourchette, les parents sont exténués, les yeux vides. M. aura bientôt un bébé, elle a fait une partie du voyage à pied, enceinte, elle a dormi à même la terre pour se cacher à la frontière, elle a traversé la mer accrochée à l’espoir d’accoucher ici, elle a laissé là-bas sa famille et son premier né. A la PMI, hier, elle a entendu le cœur de son bébé pour la première fois, jusqu’ici elle ignorait s’il était encore en vie. Tout va bien dans son ventre, c’est son dos qui lâche, mais le médecin pense que c’est normal, après toute la route, après toute la nuit. C’est l’AMAP de la ville qui donne des légumes, ce sont les volontaires qui cuisinent, ce sont les grands-mères qui font les gâteaux, il faut un village pour faire corps autour du leur, il faut une armée de petites mains bienveillantes et discrètes pour les porter sans les étouffer, pour les accompagner sans les commander. Les adultes traînent autour du thé, il faut doux, les enfants ne veulent pas jouer dehors, ils sont comme les vôtres, devant l’écran, fascinés. La semaine prochaine ils retournent à l’école. Ils viendront faire leur devoir ici, les bénévoles iront chercher les plus petits à 16h pour les faire goûter. Pendant ce temps, Papa est en bas qui court au CAFDA, Maman est en haut et fuit le CAO. Chaque semaine, le temps se suspend en attendant les décisions de placement et d’hébergement, on fait pression comme on peut, mais ils peuvent être envoyés à l’autre bout de la région, assignés à résidence ou convoqués en rétention. Nos solutions sont des pansements, des inventions dans l’urgence, mais nous ne pouvons rien contre l’administration. On voudrait pouvoir les installer juste à côté de Zinzolin. Ils y ont leurs repères, leurs ami-es, leurs cours, leurs formations, mais ca ne suffit pas. La semaine prochaine, Formule 1 de Cergy pour F. et ses deux enfants, à 1h30 de l’école en transports, sans aucune allocation ou possibilité d’acheter des tickets de transports. Manger ou s’instruire il faut choisir. Liberté, égalité, fraternité vous disiez ? Les exilé-es sont des numéros sur des fichiers, des pions qu’on déplace au gré des politiques, des avis, des experts en humanité, sans jamais les écouter.

En rentrant du travail, Zinzolin est encore plein. C’est la fin du dernier cours de français, R. rentre juste du karaté, c’était son rêve depuis l’Afghanistan, il vient juste de commencer. Il préfère son prof à sa maîtresse, difficile de rester 6 heures sans bouger quand on est venu de Kaboul à pied. Il retrouve son père, qui a passé sa journée entre le commissariat pour pointer et à faire la queue pour récupérer son courrier. Tout est long quand on n’a pas de papiers. Dans le bureau, on essaie de traduire en franglais-dari les étapes nécessaires à la cuisson des bolanies, des chaussons afghans aux pommes de terre et aux épices. Dans la salle principale, des enfants du quartier sont venus prendre une leçon de dessin, chut, il faut les laisser travailler. M. passe chercher les médicaments qu’un bénévole a pu passer acheter, elle repart avec un colis de nourriture, ca tombe bien, ils n’avaient plus grand-chose à manger. Le téléphone sonne, c’est A. qui annonce une bonne nouvelle, il vient d’être accepté dans une formation au CAP, il va être logé et même un peu payé ! Il ne parlait pas français il y a quelques mois, il traduit maintenant à Zinzolin pour ceux qui viennent d’arriver. Le week-end arrive, ceux qui restent iront au cinéma grâce aux dons de tickets, d’autres seront reçus au vestiaire pour leur trouver des chaussures et des bonnets, dimanche c’est art thérapie, on se lance des bulles imaginaires pour apprendre à se parler, on pleure de rire de se comprendre mieux par onomatopées que par dictionnaires interposés. Zinzolin ferme cette nuit, mais pas toutes les nuits. Parfois il faut préparer un recours au tribunal administratif en urgence, parfois il faut trier des dons, parfois il faut cuisiner, parfois il faut refaire le monde ensemble, bénévoles et exilé-es pour imaginer ce qu’on pourrait faire de mieux ensemble, ce qu’on pourrait inventer.

L’atelier Zinzolin est le point de repère de centaines d’exilé-es et de réfugi-és dans le Sud de Paris. Nous avons besoin de votre aide pour continuer à le faire vivre, et principalement pour faire les travaux nécessaires à la réfection et à l’installation de sanitaires aux normes. Si vous le pouvez, merci de faire votre don. Tous les euros comptent !

Propulsé par HelloAsso