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Une semaine

La mort sent l’ail et le concentré de tomates, le parfum capiteux de la tante qui vous embrasse d’un peu trop près, la mort sent la lessive des draps qu’on déplie pour couvrir le corps ou un miroir, la mort sent trop la vie pour qu’on réalise vraiment que le vivant est parti, trop brutale pour être saisie, l’instant où il est parti, personne ne sait vraiment, on sait juste qu’il n’est plus là, plus jamais là, et c’est le silence de ses lèvres closes pour le reste du temps qu’il nous reste qui est le plus inaudible, le silence assourdissant, le vide oppressant que laisse le défunt, sa place à la table, sa tasse préférée, sa casquette et son manteau, ses habitudes et ses regrets, jusqu’au ton de sa voix qui raisonne encore, hier encore il me parlait, hier encore nous espérions, à tort ou à raison, qu’il revienne et qu’il vive, qu’il soit fort pour nous, un peu plus, quelques heures, quelques jours, quelques mois, c’était toujours ça de gagné sur l’horreur du départ qui s’annonçait.

C’est la proximité de ce corps vide d’âme qui est le plus difficile, l’envie de soulever le drap, d’éteindre la bougie, et de le serrer contre moi, comme si nos chaleurs réunies pouvaient le réveiller, comme si nos prières avaient été en vain, comme si il suffisait d’y croire pour que tout s’annule, pour que tout s’arrête d’arrêter. C’est le bruit inquiétant de l’eau qu’on déverse près du mort, c’est l’odeur des médicaments qui s’évaporent, c’est le train train insupportable des professionnels de la peine, les allers et venues des pompes funèbres, la table frigorifiée qui refuse de se monter, ce sont les petites choses affreuses et palpables qui nous rappellent que quelque chose de dramatique vient bien d’arriver. C’est la vie qui continue, le facteur qui sonne à la porte pour un recommandé, la femme de ménage qui s’effondre dans la cuisine en polonais, ce sont les paroles répétées par ces centaines d’inconnus effondrés, banalités dégueulasses qu’on sert aux endeuillés. Le temps ne s’arrête pas pour tout le monde, ceux qui viennent saluer le défunt repartent vers leurs appartements douillets, vers leurs familles et leurs vies, j’ai de la colère pour ceux qui se sentent épargnés, ceux qui en rentrant serreront leurs parents un peu plus fort qu’à l’accoutumée, parce qu’ils comprennent pour une seconde grâce à notre peine la chance de les avoir encore juste à côté.

C’est étrange, mais je pleure en pensant à son âme solitaire, celle qui voyage à présent vers celui qu’il a tant servi, cette âme départie de son enveloppe qui observe et qui juge, qui nous regarde nous rassembler pour nous réchauffer, qui nous regarde continuer à essayer de faire comme si tout allait bien, comme si tout était normal, comme si nous étions prêts pour vivre sans lui. J’ai peur qu’il s’ennuie, j’ai peur qu’il pleure de rage d’être parti, de nous laisser, sans avoir pu tout faire, sans avoir pu terminer. Je sais qu’il aurait détesté nous voir pleurer, nous voir craquer, nous portons nos masques, empreints d’une fausse dignité, d’un deuil assumé, mais quand le soir vient, quand vient l’heure du diner, quand sa place à table reste vide et que personne ne peut le remplacer, quand les visiteurs sont partis et que seuls les proches gardent sa mémoire, alors seulement je les vois hurler de douleur, sans larmes presque, leurs yeux sont secs et usés, seule leur voix se mue en cri. On raconte pour la centième fois les minutes avant la mort, les derniers mots et le médecin, on se raccroche à une parole, à un conseil, à son dernier rire ce matin, on se souvient.

Absurdite globale

Je n’arrive pas à être forte pour lui. J’arrive juste à retenir mes larmes quelques minutes. Lui, il est là, sans larmes, sans même une grimace. Il est là, debout, le visage juste un peu plus grave, le dos droit, presque comme figé. Il ne baisse pas les yeux, il n’a pas peur. Il se pose des questions, bien sur. Il s’inquiète, pour sa mère, pour ses soeurs, pour ses frères. Mais il ne pleure pas. Il est là pour moi, c’est peut-être l’acte ultime de l’amour, être là pour l’autre alors que tout s’écroule.

Peut-être que je pleure un peu pour lui, je n’ai pas de mérite, j’ai la larme facile. Je pleure pour lui, et surtout pour son père, pour cet homme que j’ai tant aimé, malgré la pudeur et la distance, malgré la gêne et les regrets. Je pleure à force d’implorer un miracle, puisque c’est la seule chose qui puisse le sauver. A chaque sonnerie, chaque vibration, j’ai peur de ce que je vais entendre, peur de ce que je vais lire, peur que la vie finisse. Je prie encore pour que quelque chose change, pour que l’ombre recule, mais je n’y crois plus. Il n’y croit plus non plus. Il m’a dit qu’on attendait maintenant, qu’on avait plus que le temps pour nous, rien d’autre que les heures qu’on gagne sur le néant.

Je n’arrive pas à faire bonne figure, je m’en veux tellement. Je voudrais pouvoir le soutenir, ou le faire pleurer, le faire parler seulement. Je voudrais qu’il me dise ce qu’il ressent, ces nuits passées roulé en boule sur le fauteuil en cuir usé de la chambre de son père, à observer sa poitrine se soulever, l’air venir et s’en aller. Je voudrais le guérir de la peur et de la douleur, je voudrais l’envelopper et le cacher, peindre ses murs en rose, tout changer, tout recommencer, rembobiner. Seulement je ne peux pas, j’arrive à peine à arrêter de pleurer. Tout me paraît absurde, tout me semble sans intérêt. Il n’y a que les minutes qui passent, que le temps passé qui compte.

Transfusion

Le lien du sang, celui qui paraît-il est le plus puissant. Le sang encore, celui qu’on s’apprête à changer à un monsieur malade demain matin, pour faire repousser les cellules et respirer les plaies, changer de sang comme on change d’avis, briser les liens à jamais, rhésus variable, tirer un trait. J’admire les adoptés qui partent à la recherche de leur identité, ceux qui traversent les obstacles pour observer sous le microscope d’un dossier leur hérédité, le sang n’a pas changé, malgré leurs adoptions, malgré les années, la même hémoglobine, le même caryotype. Impossible de fuir ce qui nous construit organiquement, ceux qui ont permis à nos membres de grandir et à notre fontanelle de se fermer, liés à jamais dans une biologie implacable, sans issue, ni fuite, ni chirurgie, pas d’amputation possible de notre génétique.

Le délire de puissance, celui d’être une génération spontanée, d’être une variation sporadique d’une éprouvette qu’on aurait fait tomber, l’ego, la peur, la colère, le souvenir, l’envie d’être un individu entier et circonscrit à sa seule identité. Ne plus rien porter des générations d’avant, des habitudes et des traditions, s’ébrouer comme un animal, se débarrasser des contradictions, être eugéniste pour soi, tuer l’enfant malheureux, être adulte seulement, des ces grandes personnes raisonnées et ordonnées. Finir Freud à l’acide, enfermer Jung et Lacan dans une boîte scellée au plomb, ne plus jamais se retourner, ne pas chercher à comprendre, à analyser. Vivre sans mémoire, sans cauchemars, juste demain, mettre un réveil et avoir envie d’y être. Ne plus revoir son visage, ne plus sentir son odeur, ne plus reconnaître ses traits quand je me regarde dans la glace, marquer au pointillé les parties de chair à enlever, reconnaissance biométrique impossible, se débarrasser enfin du sang ancien, celui qui rouille et qui oxyde, revivre.

Je lis ces phrases choisies pré-mâchées pour gogos décérébrés, “ce qui ne tue pas rend fort”, mais ce qui me tue me tue, à force de force, à force de me tuer. Je ne suis pas amère, je ne suis pas triste, je suis forte, trop forte encore, malgré les pleurs. Je ne sais pas comment ne plus l’être, je me suis construite derrière une porte blindée, surtout qu’on ne me dérange pas, tête dans le sable, les mains sur les oreilles pour ne rien entendre, chanter à tue tête pour couvrir les voix qui voudraient me raconter, me dire, me blesser. Je refuse qu’on me prenne ma carapace, je refuse de la laisser tomber. J’en ai trop chié, j’ai trop eu mal, on m’a trop torturé le dedans pour que je le laisse respirer, marche ou crève, maintenant c’est pareil, la voie est tracée. C’est le revers de la blessure originelle, la peau repousse plus épaisse, moins sensible, un moins vivante à chaque coup porté. La nécrose est avancée, je ne peux plus lutter, scalpel, lame de douze, nous allons trancher.

Baltringue Connexion

Gros cul enfoncé dans un canapé, une odeur de ratatouille brulée, ma clope qui se consume au bord du cendrier, la télévision sans le son, la musique trop fort dans le casque, et le sentiment d’être la reine des Baltringues. Le colère, reflux acide, œsophage cramé, rien n’est seulement psychique, tout est corps, tout s’incarne, l’angoisse en couches jaunes et denses de graisse sur mon abdomen distendu. Quelques pas dans la rue et les regards que j’évite habituellement me hantent, j’ai conscience de mon anormalité, pourtant je suis habituée, ne pas être la même, ne pas avoir de semblables, être celle qu’on repère de loin, un autre jour j’en aurai ri, un doigt d’honneur de plus à faire, je ne compte plus, mais ca ne m’amuse plus, j’ai plus envie, je voudrais fondre, me fondre, me faire oublier, ne pas avoir à affirmer, à renseigner, à éduquer, à insulter. Je suis lasse de porter mon corps, comme je le sens las à son tour de me porter.

Je crois qu’il y a des limites à tout argument. J’arrive au bout des miens. Ce soir j’en ai assez de compter les années à coup de vergetures, j’en ai assez de mes seins, de mes fesses, de mon ventre vide qui passe pourtant comme nourricier quand on me laisse une place dans le bus, ultime humiliation pour la trentenaire en dépression, je ne suis pas enceinte, je suis obèse, et je ne sais pas comment ces deux états vont cesser. Je ne relève pas de Dukan, de Montignac ou du dernier papier régime de Top Santé. Pour mon stade avancé, c’est le court circuit du système digestif qui est recommandé, couper dans ta chair, relier la bouche à l’anus pour empêcher de digérer. Sans moi, merci, si je dois continuer à me torturer, je préfère le faire en solo, pas besoin de céder le scalpel à un professionnel, on est jamais mieux servi que par soi même. Arrêter de manger, avant j’y arrivais, mais la chimie délicieuse qui permet à mon cerveau de se réveiller m’empêche pour le moment d’envisager de jeuner. Alors en bonne baltringue, je ne fais rien, je regarde les jours passer, j’essaie mais rien ne me satisfait.

Je voudrais pour une fois que les connards qui crachent sur les gros aient raison. Je voudrais que tout ne soit qu’une affaire de volonté, tout serait tellement simple, tout serait parfait, je n’aurai qu’à appliquer à la lettre les recommandations d’une diététicienne robot-spammeur dénichée sur le web, tout rentrerait dans l’ordre au bout de quelques mois seulement. Je voudrais qu’ils aient raison, qu’on m’envoie dans un putain de camp, pour revenir six mois après diaphane et amaigrie, prête à croquer la vie plutôt que dans le chocolat. Je voudrais que tout soit noir et blanc, sans nuances, encéphalogramme plat, bête et disciplinée. En attendant, je me supporte, et tous les matins, à poil dans le couloir, devant le grand miroir de l’armoire, je détaille chaque courbe et chaque pli, je mesure les centimètres, je monte sur la balance et je soupire, la petite souris mangeuse de bourrelets n’est pas passée cette nuit.

Automatique

D’abord il y a eu ce matin, vers 9h, peut-être un peu avant, je dormais fort, parce que ma nuit a commencé vers 6h, alors tu vois vraiment je dormais, alors quand ça sonne à la porte et que ca tambourine, je me dis que le facteur est énervé, et que vraiment, c’est pas le moment, alors avec le chat, on reste sous la couette et on se dit qu’on ira chercher le recommandé au guichet, comme ça, parce qu’on a pas envie de se faire chier la bite à encadrer un employé des PTT mal réveillé. Seulement ca s’arrêtait pas, alors je me suis levée, et comme je dors à poil, j’étais emmerdée, j’aime pas m’habiller, alors j’ai mis une robe, un pull de marin et comme c’était trop tard pour me coiffer, j’ai mis le bonnet en laine qui trainait sur la porte d’entrée, enfoncé par dessus les oreilles en mode couvre chef de l’extrême, je devais être super jolie, vraiment, une beauté.

J’ouvre la porte, et là, y’a trois personnes, un grand tout maigre, un petit gros et puis une fille un peu vieille et un peu moche, le grand me dit qu’il est huissier, et que je dois beaucoup d’argent au Trésor Public et qu’il va devoir sévir, alors comme j’ai pas vraiment peur des huissiers, rapport à ce que j’ai pas grand chose de toutes façons, je leur ai dit de rentrer, et puis avec Monsieur Ramirez de la trésorerie, on s’était mis d’accord, que je lui dis, à l’huissier et aux deux autres qui restent derrière lui comme si j’allais frapper le grand maigre à coup de casserole ou de sac poubelle rempli, ils avaient pas l’air rassurés. Il fait le tour avec ses yeux, c’est là qu’on voit que c’est un grand professionnel de sa profession, il a même pas fait un pas en avant pour s’assurer d’un panorama plus avancé, il a fait le tour du salon avec ses petits yeux bleus plissés, il m’a demandé combien ca coutait ma télé, j’ai dit je sais pas, parce que d’abord elle est pas à moi, et j’ai cherché la facture dans le tiroir de l’entrée, ca l’a calmé, le grand blond avec ses petits yeux qui savent chercher.

Ca a duré quelques minutes, il a même pas voulu que je lui montre les toilettes ou la salle de bain ou même la pièce du fond du couloir où il n’y a rien, à croire que la vision dévastée de mon salon de pauvre l’avait dégouté, il m’a filé des papiers, et le plus marrant c’est que sur ces papiers, y’a la liste des trucs qu’ils pourraient saisir, si jamais Mr Ramirez décidait qu’il en avait assez de transiger. Sur la liste y’a marqué : ITEM 1 : un lot de DVD. J’aurai du lui expliquer que j’avais un ordinateur et que Hadopi, bon, comment dire, j’avais pas trop peur, et que j’avais cent fois plus de films dans mon ordinateur, d’ailleurs il a pas noté mon ordinateur, il est tout neuf pourtant, à croire que lui aussi est atteint de laideur post pauvreté, même l’huissier n’a pas voulu l’emporter. Après ça, je me suis recouchée, mais j’ai eu du mal à m’endormir, parce que je savais qu’il fallait que j’appelle Mr Ramirez, et qu’il m’énerve, avec son air condescendant et son petit bouc à poils écartés et transparents, on dirait qu’il y a trop de peau sur son menton et qu’il va tomber.

Après j’ai tapé des trucs dans Google et j’ai vu que des gens de ma famille, comme des grands-pères, étaient morts, et comme j’étais un peu triste, j’ai juste essayé de continuer à respirer, ca m’a bien pris trois heures pour y arriver pour de vrai.

Pas drôle

Le blocage devant le clavier, ca m’arrive rarement. Pourtant, depuis mon anniversaire, je n’arrive pas à écrire. J’ai sorti des notes que j’avais en brouillon, rafistolé quelques trucs que je devais envoyer, mais c’est tout. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, ce qu’on pense clairement s’écrit facilement. Je ne pense pas clair. Je ne trouve pas de mots pour le dire en français, en plus. J’ai une “debilitating pain” qui me colle au ventre, qui me fait hurler pour de vrai, qui me fait vomir ma colère, ma hargne, ma douleur. Une douleur sourde qui voudrait crier, voilà la meilleure traduction que je puisse trouver. C’est dire l’état de mes neurones. Je végète dans un état semi-contemplatif. Je regarde la plaie s’ouvrir, j’observe les vers et les pourritures en sortir, je la regarde se nécroser, doucement, surement.

Je commence à croire que j’ai hérité d’une putain de malchance congénitale. Un don pour la tristesse, une aversion à la douceur. Quand je crois que je vais y arriver, quand j’arrive à rassembler mes forces pour me lancer, je me prends un nouveau paquet de merde en pleine face. Et la merde sèche, se craquèle, pourrit et s’immisce sous ma peau pour ne plus me quitter. Une couche de plus. Après tout pourquoi pas. Qu’est ce qu’on pourrait rajouter sur le constat de mon accident perpétuel ? C’était pas de ma faute, j’avais pas vu le panneau à la sortie de l’utérus, c’était mal indiqué. Bien sur c’est un peu ma faute. J’ai fait des erreurs, j’ai fait des choix contestables à l’arbitrage. J’essaie de prendre ma part de merde, pour me sentir responsable, pour ne pas avoir cette impression horrible d’être un corps noyé balayé dans une vague, sans jamais arriver à reprendre pied, sans jamais se sauver. Le plus joli compliment qu’on me fasse est de me dire que j’ai un putain de caractère. Cela prouve au moins que je ne me suis jamais laissée faire. Que j’ai toujours essayé. Que j’ai fait de mon mieux. Parfois bêtement, avec l’enthousiasme du jeune scout, mais toujours de mon mieux.

Encore une fois, il va falloir vaincre, conquérir, se battre, y arriver. Une nouvelle fois, surmonter l’épreuve. Pour combien de temps ? Combien de semaines de repos avant la prochaine tempête, avant la prochaine mort, avant le prochain malade, avant le prochain revenant, avant la prochaine trahison, avant le nouveau pétage de plombs. Avant la bataille, je me retire en asthénie, le pays merveilleux de la fatigue si forte qu’elle t’empêche de penser, ce lieu si particulier qui gomme tout raisonnement logique, tout besoin, toute envie. Ne rien brusquer, ne rien envisager d’autre que le sommeil comme porte de sortie. Toute autre proposition sera refusée par le Komintern, pas la peine d’essayer. Comme ce hamster enveloppé de coton, qui kiffe bêtement la chaleur, je n’aspire qu’à être un rongeur heureux. Pour l’instant. En attendant que la douleur me permette de récupérer la parole et le verbe, la rage et puis la vie.

J’voudrais pas

J’voudrais pas qu’il meure maintenant, tu vois, ca m’arrange pas. Parce que la vie est déja trop compliquée sans ça, parce qu’il y a trop de souffrances, trop de non-dit, parce qu’elle restera seule et que je sais pas comment on s’organisera. Je voudrais pas qu’il meure, mais je voudrais pas qu’il reste comme ça, petit dans son lit, drap HP, c’est pas normal, y’a quelque chose qui ne percute pas, quand tu admires quelqu’un et quand tu l’écoutes parler des heures, quand tout ce qu’il dit est vrai, alors tu peux pas le voir diminué, ca marche pas, ça connecte pas, mon cerveau refuse de regarder ce qui est en train de se passer, et puis j’ai pas la force pour soutenir ceux qui vont rester, je pourrais pas, je vais être nulle, juste les regarder pleurer sans savoir quoi dire, c’est pas le moment, c’est pas maintenant.

J’voudrais pas qu’il meure parce que la mort est une salope, une connerie encore, qu’il ne mérite pas d’y passer, parce que si comme je le crois y’a quelqu’un qui dirige tout ça, j’voudrais pas qu’il laisse faire le crabe sans rien changer, j’voudrais pas qu’il le laisse partir sans avoir voyagé une dernière fois, vu ses enfants, ses petits-enfants, embrassé la tombe de ses parents, j’voudrais pas qu’il parte l’âme décue d’avoir trop peu accompli, j’voudrais pas qu’il pleure, j’voudrais pas le voir pleurer, c’est égoïste ce que je demande, je voudrais qu’il reste parce que je ne supporterai pas qu’il s’en aille sans avoir vraiment vieilli, les statistiques sont avec lui, les hommes vivent vieux, ils le disent partout à la télévision, l’espérance de vie, le mot sonne juste, on espère juste qu’il vive, sans trop demander, même avec une maladie chronique à supporter, on voudrait juste pouvoir l’entendre nous tailler encore quelques années, on sera jamais aussi bien que lui, on sera toujours les jeunes qu’il accueille à sa table le vendredi, j’voudrais qu’il soit grand, qu’il soit fort, qu’il ne craigne rien de la mort.

J’voudrais pas qu’il parte, mais souffrir ca suffit comme ca, j’voudrais qu’on prononce un non lieu, qu’on arrête tout ça, qu’on suspende en l’air les traitements et les médicaments, que ca s’arrête pour quelques années, pour quelques mois, le temps de voir venir, le temps de lui dire, de lui expliquer, faire des promesses, tenir sa main en secret quand il descend l’escalier, lui rapporter des boules au miel et le regarder manger, c’est rien tout ça, ca compte presque pas, alors faut pas nous priver, faut le laisser tranquille, ce presque vieux qui n’a rien demandé, qui n’a presque rien fait pour mériter d’être là, quelques cigarettes, la saleté de l’hérédité, l’injustice chronique de la maladie qui bouffe les cellules et qui transforme le vivant en pourri, les prières qui montent mais qui ne redescendent pas comme on voudrait, je sais que j’ai pas le droit de demander, j’ai pas assez de points dans ma banque à miracles, mais si j’pouvais, j’voudrais qu’on soit deux ans auparavant, que tout ça n’existe plus et qu’on reparte comme avant.

Caca Pipi Prout

C’est pas beau de manger ses crottes de nez. C’est pas poli. Pas élégant. Mais surtout c’est pas beau. Pas féminin. Pas bien. Pourtant les crottes de nez, c’est pas pire que le sang des règles, la cyprine, les croutes qu’on arrache sur une plaie qui sèche. C’est à nous. C’est pas beau. C’est pas bon. Mais c’est nous. Alors parfois je me demande si je suis normale, parce que rien ne me dégoute chez moi, ni mes crottes de nez, ni mon sang, ni mon urine, ni rien d’autre en fait. Quand j’essaie d’expliquer ça, on me répond que je suis sale ou bizarre. Pourtant je ne prends pas de bain de pipi. Pourtant je ne mange plus mes crottes de nez. Juste je m’en fous. Et si je me pisse dessus en riant, je change de culotte, sans vomir, ni en faire un drame. Ca ne veut pas dire que j’entretiens des relations perverses aux diverses secrétions de mes partenaires sexuels. Non, non. Ca veut juste dire que ce qui sort de mon corps me semble relativement propre. Pour faire une comparaison affreuse, je crois que je préfère plonger les deux mains dans ma propre urine que de toucher les cheveux de quelqu’un que je ne connais pas. Je ne peux pas dire que j’aime mon caca. Ca serait mentir. Mais je préfere le mien à celui de l’autre.

C’est un peu comme la première fois que tu passes un week-end chez ton mec. Et que tu te demandes comment tu vas aller aux chiottes sans mourir de honte. Enfin, pas moi. Moi je m’en fous. Je ne dois pas être normale. Je n’ai pas honte de ma miction. je comprends qu’un homme s’enferme dans les toilettes avec des bandes dessinées. Prétendre que nous sommes des robots-princesses qui ne pétons jamais, ca m’angoisse, plutôt. Y’a le bruit et l’odeur, bien sur. Mais quand bien même. Qu’est ce que ça fait au final ? Ouvre la fenêtre, monte le son, pense à autre chose. Le fait même de se mettre la pression sur une possible défécation me semble amplement plus pervers. Comme ces nanas qui se maquillent avant que leurs mecs se réveillent, qui se parfument et qui se recouchent, comme des momies, embaumées, intouchables, recoiffées. Ca va durer deux jours ton histoire, meuf, sérieusement, ca me donne envie de pleurer. Tu feras quoi pendant ton accouchement, quand tu seras violette d’énervement à force de beugler, que ton utérus sera en vrac et que trois sages-femmes observeront tes dilatations ? Tu demanderas à ton mari d’attendre sagement dans la salle des pas pressés ? Tu demanderas une lipopsucion après ta césarienne, pour ressortir fraîche et vaine, prête à assurer ton rôle de jeune maman potiche ?

Dans mon entourage très proche, il y a ce couple. Ils sont mariés depuis 45 ans. Il est malade. Cancer du colon. Anus artificiel. Quand ils se tiennent la main autour de la table le vendredi soir, quand elle passe sa main dans son dos, quand elle l’appelle à travers l’appartement pour finir les mots croisés, je suis sure qu’elle est bien loin de penser à la poche qu’elle s’apprête à changer. Elle s’en fout. Elle a accouché, elle a été opérée, elle a été malade, il était là. Maintenant c’est son tour, les nuits sans dormir, les bruits intestinaux, les diarrhées, les opérations plus dégradantes encore, et alors ? Est-ce qu’elle y pense, tu crois ? Je ne pense pas. Elle veut juste qu’il reste encore un peu là, à côté d’elle, même avec le bruit et l’odeur, même avec la peur. Elle s’en fout, elle te dit.

Dirty Dancing

La première fois que j’ai vu ce mythique film d’adolescente en chaleur, j’avais 12 ans, je passais le week-end chez ma meilleure amie Emira, et elle s’étonnait déja de mon manque de cool, elle ne comprenait pas comment j’avais pu passer à côté de ce monument cinématographique. On a réparé ça dans sa chambre de bonne, ses parents étaient gardiens, je trouvais ça génial, de vivre déja dans son propre appartement à 12 ans, j’ai compris bien après que c’était en fait loin d’être bien, la télé était en noir et blanc mais le magnétoscope crachait sans moufter la bande originale que toute connasse se doit de vénérer, Big Girls Don’t Cry, She’s like the wind, Time of my Life, tous ces airs qui déchaînent encore les fantasmes des femmes mariées de plus de 30 ans, devant leur miroir, mambo, cha-cha-cha, un jour mon Johnny viendra, dans sa Ford Mustang noire il m’emmènera.

Du haut de mes 12 ans, j’avais évidemment décrété que le père de Bébé était un énorme chien capitaliste qui ne comprenait rien à l’amour, ça tombait bien, c’était pile la période où ça se barrait en couilles avec mon paternel, quand celui qui joue à Superman par intermittence dans ta vie se transforme en connard du jour au lendemain, où plutôt quand le voile de l’enfance se lève un peu trop vite et que tu en prends plein la gueule en avance rapide, on partageait ce truc là, Emira et moi, la sensation de voir notre monde s’écrouler de manière sure et définitive, sans qu’on puisse rien y faire et rien y changer, à part peut-être se goinfrer de glaces devant des films, des soirées entières à bouffer et à rêver sur l’écran minuscule de sa télé, peinard dans sa chambre qui sentait le parfum Eau Jeune et les produits pour cheveux bouclés. Je ne prétends pas que Dirty Dancing se soit révélé à moi ce soir comme un péplum philosophique de haute volée, juste que quelques années après, les choses s’équilibrent un peu dans mon jugement, comme dans ma vie finalement.

Ouais, effectivement, le père de Bébé joue un jeu dangereux : il lui fait trop confiance, lui parle comme une adulte, contrairement à sa soeur qu’il méprise totalement, et craque dès qu’il s’aperçoit que sa fille chérie lui a menti, et qu’elle est en train de devenir une jeune femme, en clair, qu’elle a perdu sa virginité dans les bras du séduisant lower-class-guy du coin. Salaud, bouh, huons le. Mais d’un autre côté, Bébé aussi fait la grande, elle se sent pousser des ailes et fréquente les rockeurs à bananes plates du staff, sauve le monde en mentant à Daddy, gagne ses gradins de jeune loubarde du club de vacances en grattant Papa. Les torts sont partagés, entre Frances qui voudrait grandir sans avoir à souffrir, et son père qui refuse de comprendre qu’elle ne restera pas toute sa vie la gamine aux boucles blondes qu’il adulait. Et puis faire le mur, c’est très mal. Sous la pluie en plus. Elle aurait pu attraper la mort, sans déconner. Et puis le discours pseudo-socialiste à l’eau de rose de Bébé, la lutte des classes n’existe pas, on a tous le droit à la parole, les licornes sont des chevaux comme les autres et les domestiques sont nos amis, vingt ans après, j’ai envie de lui enfoncer la permanente dans la cuvette des toilettes. Pour qui elle se prend, la môme gâtée, pour tenir des discours d’émancipation et d’éducation à ceux qui triment pendant qu’elle bronze ? Elle pue la manif’, le kéfié et Marx mal digéré, cette petite, surtout si on s’amuse à noter les allusions à la guerre du Vietnam posées en filigrane.

Je m’en veux presque d’avoir revu Dirty Dancing. Comme si j’avais abimé un truc un peu sacré. Je n’ai même pas pleuré quand Johnny s’en va. Tout se casse la gueule, y’a plus de saisons, j’vous jure. Juste j’ai repassé deux fois la scène où ils s’embrassent pour la toute première fois, dans la cabine :

Bébé : “Danse avec moi”

Johnny : “maintenant ?”

Bébé : “OUI MAINTENANT, PREND MOI CONTRE LE MUR EN CHANTANT DU DICK RIVERS JE N’EN PEUX PLUS DE FROTTER MON PUBIS CONTRE TA CUISSE, FAIS QUELQUE CHOSE, COWBOY DE MES DEUX, SINON JE DIS A MON PÈRE QUE TU AS REFILE DES MORBACS A MA SŒUR”

Les jours d’avant

C’est sans doute lorsque quelque chose de très important, de très significatif, de très lourd arrive que l’on se rend compte de ce que l’on offre à l’autre de soi. Il s’est passé quelque chose d’important dans ma vie, ces jours-ci. Et pourtant, je ne peux pas l’écrire, je ne peux pas en parler. Je me rends compte que je suis bien plus pudique que ce que je peux laisser croire ici. On choisit toujours l’angle sous lequel se présenter, même inconsciemment, même sans y penser. Il y a des choses dont je ne parle pas, ni ici, ni dans la vraie vie. Parce que les mots ne veulent rien dire tant qu’on ne sait pas ce qu’on veut en faire. Parce qu’ils sont importants et qu’ils sont trop rares, trop précieux, pour être jetés sur un écran, juste pour se débarrasser. Il existe des silences qui m’habitent tout entier, il y a des gouffres de blanc, de bruits sourds, aussi signifiants que les argumentations les plus développées. Alors je ne parlerai pas, je n’écrirai pas. Parce que je n’arrive pas à penser. Parce que je me refuse à le faire. Parce qu’il me faut du silence, pour digérer, pour évacuer. Pour faire taire les cris dans ma tête, pour arriver à faire le tri, à organiser, à gérer. Il y a le silence donc, et les bras de ceux qui ont assez d’empathie pour m’y accueillir sans poser de questions, qui ne me pressent pas, qui me laissent être, sans m’imposer de structures pré-définies de relations ou d’amitiés.

J’ai l’impression d’avoir passé la semaine précédant mon anniversaire à hurler en silence. La bouche ouverte, la gorge écartelée, la langue trop sèche, les lèvres en sang, hurler, crier, sans faire de bruits, juste en silence, pour évacuer, la peur et le chagrin, faire disparaître les monstres dans l’armoire et les démons dans ma tête. J’attendais que mon anniversaire, cette période de plus ou moins 24 heures se finisse. Parce qu’enfin je pourrai repartir. Disparaître encore. Ne plus être. Ne plus avoir à répondre aux sollicitations aimables. Ne plus faire semblant. Tomber le masque qui s’incarne dans mes chairs, repartir me cacher. Mais je ne peux plus, la vie passe, la vie s’en va, que tu décides d’en faire partie ou pas. Les saisons continuent de changer, on meurt et puis on naît, je ne peux pas me contenter de regarder les lumières défiler au loin derrière la fenêtre du train, comme dans les compartiments anciens, sièges de cuir brun, porte coulissante et contrôleur discret, juste le front collé à la vitre et les villes au loin qui s’allument et disparaissent trop vite, fumer une clope entre deux voitures, les pieds sur l’accordéon gondolé du wagon, l’air de la nuit qui t’enveloppe, plus dense, plus noir, écraser le mégot sous son pied et repartir se caler, encore des paysages sans intérêt, ni beaux ni intéressants, juste l’existence de milliers d’autres qui se lèvent et se couchent, toi qui les regarde, sans rien penser, sans rien dire, les yeux dans le vide jusqu’à la prochaine gare, surtout descendre avant la fin.

La fatigue, pas celle du corps, celle des doigts qui glissent trop rapides sur le clavier parce qu’ils veulent en finir, celle du cerveau qui n’en peut plus de procéder cent fois aux traitements des mêmes informations, des mêmes données, qui refuse à présent de s’activer pour autre chose que pour le nécessaire absolu, ne pas se faire écraser en traversant la rue, respirer par le nez, uriner et se coucher, autruche en carton, position de sécurité en avion, la tête entre les pieds, ceinture bien attachée, pas le choix, quelqu’un là-haut conduit pour toi.