Transfusion

Le lien du sang, celui qui paraît-il est le plus puissant. Le sang encore, celui qu’on s’apprête à changer à un monsieur malade demain matin, pour faire repousser les cellules et respirer les plaies, changer de sang comme on change d’avis, briser les liens à jamais, rhésus variable, tirer un trait. J’admire les adoptés qui partent à la recherche de leur identité, ceux qui traversent les obstacles pour observer sous le microscope d’un dossier leur hérédité, le sang n’a pas changé, malgré leurs adoptions, malgré les années, la même hémoglobine, le même caryotype. Impossible de fuir ce qui nous construit organiquement, ceux qui ont permis à nos membres de grandir et à notre fontanelle de se fermer, liés à jamais dans une biologie implacable, sans issue, ni fuite, ni chirurgie, pas d’amputation possible de notre génétique.

Le délire de puissance, celui d’être une génération spontanée, d’être une variation sporadique d’une éprouvette qu’on aurait fait tomber, l’ego, la peur, la colère, le souvenir, l’envie d’être un individu entier et circonscrit à sa seule identité. Ne plus rien porter des générations d’avant, des habitudes et des traditions, s’ébrouer comme un animal, se débarrasser des contradictions, être eugéniste pour soi, tuer l’enfant malheureux, être adulte seulement, des ces grandes personnes raisonnées et ordonnées. Finir Freud à l’acide, enfermer Jung et Lacan dans une boîte scellée au plomb, ne plus jamais se retourner, ne pas chercher à comprendre, à analyser. Vivre sans mémoire, sans cauchemars, juste demain, mettre un réveil et avoir envie d’y être. Ne plus revoir son visage, ne plus sentir son odeur, ne plus reconnaître ses traits quand je me regarde dans la glace, marquer au pointillé les parties de chair à enlever, reconnaissance biométrique impossible, se débarrasser enfin du sang ancien, celui qui rouille et qui oxyde, revivre.

Je lis ces phrases choisies pré-mâchées pour gogos décérébrés, “ce qui ne tue pas rend fort”, mais ce qui me tue me tue, à force de force, à force de me tuer. Je ne suis pas amère, je ne suis pas triste, je suis forte, trop forte encore, malgré les pleurs. Je ne sais pas comment ne plus l’être, je me suis construite derrière une porte blindée, surtout qu’on ne me dérange pas, tête dans le sable, les mains sur les oreilles pour ne rien entendre, chanter à tue tête pour couvrir les voix qui voudraient me raconter, me dire, me blesser. Je refuse qu’on me prenne ma carapace, je refuse de la laisser tomber. J’en ai trop chié, j’ai trop eu mal, on m’a trop torturé le dedans pour que je le laisse respirer, marche ou crève, maintenant c’est pareil, la voie est tracée. C’est le revers de la blessure originelle, la peau repousse plus épaisse, moins sensible, un moins vivante à chaque coup porté. La nécrose est avancée, je ne peux plus lutter, scalpel, lame de douze, nous allons trancher.