La voisine – Partie 1 /3

C’est une maison comme toutes les autres. Crépi gris, un étage. Au rez-de-chaussée, la cuisine et le salon, une porte donne vers le jardin, la pelouse est fatiguée, comme brûlée par le soleil et le désherbant. A l’étage, deux chambres, une salle de bain au carrelage bleu, frise marine et porte-savon en forme de dauphin. Les papiers peints sont marrons et oranges, fleuris et colorés, les portes grincent, la cuisine en formica tendance rustique tient bon, malgré les années. Une maison d’une ville moyenne, quelque part en France, avec ses deux marches en béton et son allée en gravillon pour se garer. Le facteur fait sa tournée en voiture, il laisse les catalogues et les factures sur le paillasson, juste devant la porte, personne ne répond quand il sonne pour un recommandé. Le lendemain, les courriers ont disparus. La maison est habitée.

Les voisins connaissent bien celle qui vit à l’intérieur. Elle est née ici, la maison appartenait à ses parents, le père est mort il y a longtemps, un accident cardiaque, réanimé par les pompiers dans le camion juste devant leurs yeux, ca avait fait parler. On n’a plus vu la mère trop souvent après ca, seulement quelques fois, croisée à la banque ou chez le boucher, et puis un jour, la fille a dit qu’elle était partie dans le Sud, prendre sa retraite dans un petit appartement près de la mer. Depuis, la fille habite seule, on la voit partir très tôt le matin, toujours à la même heure, son sac à main et sa gamelle sous le bras, et puis rentrer, le sac en plastique du déjeuner vide et plié coincé sous l’aisselle pendant qu’elle cherche ses clés. Une vieille fille, voilà ce qu’on pense d’elle dans le quartier, une sauvage, qui préfère aller faire ses courses au grand supermarché plutôt que de croiser des têtes connues dans les petits commerces de son quartier. Pas bruyante, pas gênante, toujours bien mise, réglée comme un coucou suisse, pas le genre à faire des histoires aux petits qui font du vélo dans la rue le week-end ou à gueuler pour une histoire de poubelles. Une bonne voisine, juste pas bien causante, mais qui a vraiment le temps ou l’envie de parler à des inconnus ces temps-ci ?

La seule chose qui change chez la voisine, c’est la couleur de ses cheveux, comme une manie de ne jamais vouloir être la même. Elle les porte courts, très courts parfois, mais toujours méchés de blond, de rouge, de violine, de blanc ou même de bleu. Tous les trois mois, c’est l’événement quand on la voit rentrer le samedi après-midi de sa virée au salon de beauté. On se demande ce qu’elle aura décidé, quelle fantaisie elle aura bien pu apporter à son existence si rangée. On la trouve bien un peu décalée, avec son éternel tailleur pantalon des jours de semaine, son jean et son pull en maille noir du week-end, d’apporter un tel soin à quelque chose de si féminin. Ce qui compte, c’est qu’elle continue à être aussi discrète et à ne pas déranger. Elle peut bien continuer à se peindre en vert si ca l’amuse, ca fera juste un peu jaser. Quand elle ferme son coffre de voiture chaque matin, avant de démarrer, elle jette un coup d’oeil en arrière, vers la maison, pour s’assurer que tout est en ordre, que rien n’a bougé. Et puis je la regarde ouvrir la porte, s’asseoir derrière le volant, ajuster sa ceinture de sécurité, et démarrer. C’est bien pratique, ce départ si bien réglé, ca me permet de savoir qu’il faut réveiller mes petits pour l’école, ca m’évite de perdre du temps et de trainer.

Mon mari dit que je ne devrais pas l’observer. Il a raison, je sais. C’est juste que je ne fais pas grand chose de mes journées ces derniers temps. Avec les deux petits, j’étais très occupée. Maintenant qu’ils sont à l’école, entre 9h et 16h30, je n’ai pas grand chose à penser. Bien sur, il y a la maison, et il y a toujours quelque chose à faire quand on est propriétaire, on me l’a assez répété. Je passe beaucoup de temps sur Internet, sur des forums de jeunes mamans, sur des sites de concours ou de jeux, j’essaie de gagner un lot, quelque chose d’important, un voyage ou une somme d’argent. Ca lui claquerait la gueule, à l’autre, de voir que moi aussi je peux rapporter quelque chose à la famille, que je ne suis pas tout à fait inutile. Et puis ce n’est pas de ma faute, c’est le lotissement qui est mal fait, j’ai ma voisine juste en face, le vis à vis est incroyable. Ce n’est pas vraiment comme si je l’espionnais. Je me demande juste pourquoi elle n’ouvre jamais les volets roulants de la chambre du premier. Ca doit être bien triste à l’intérieur, sans lumière. Chez nous on a ouvert, on a fait une baie vitrée, pour avoir le soleil toute la journée, pour profiter. Sa chambre à elle est aérée chaque dimanche matin, elle sort même la couette et les oreillers sur le rebord, comme pour les faire sécher.

L’école est juste à côté, alors quand je rentre à pieds avec les deux petits, j’en profite pour comparer nos maisons. C’est ça les constructions modernes, ca perd un peu de charme, elles se ressemblent toutes. On a fait des efforts pourtant pour se démarquer, j’ai bordé notre allée de buissons, ca donne un certain cachet, j’ai même fait poser une boîte aux lettres juste devant, avec notre nom en grand. Notre crépi n’est plus gris depuis quelques années, on a choisi un rose pale, ca met un peu de gaieté. Avec la véranda et la baie vitrée, je suis fière de moi, quand je me poste sur le trottoir entre sa maison et la notre, le choix est vite fait. La voisine ne semble pas tellement se préoccuper de son bien, j’ai l’impression que les ardoises de son toit commencent à s’envoler. Il faudrait que je lui en parle, à l’occasion, si je pouvais la croiser. Ca me donnerait un moyen d’ouvrir la conversation, peut-être qu’on finirait par discuter. Elle pourrait venir boire un café quand elle rentre du travail, à 17h30, l’autre n’est pas encore là, les petits sont occupés, ca me ferait une distraction, une adulte à qui parler. J’en ai marre d’entendre la radio ou les dessins animés toute la journée, j’ai l’impression de devenir chèvre, avec cette Dora qui répète sans cesse les mêmes phrases idiotes, et les petits qui ne se lassent jamais de recommencer.

Elle doit être bien triste. Je ne sais pas comment elle fait. J’ai jamais voulu être seule, même quand j’étais petite, je dormais dans le lit de ma soeur, je ne voulais pas m’en séparer. Au collège et au lycée, j’étais toujours dans une bande, et puis j’ai toujours eu un gars avec qui me coller. Quand je me suis mariée, je travaillais encore, et là aussi, j’étais toujours fourrée avec les collègues, à la pause déjeuner ou le week-end, on se faisait des sorties, on allait boire des verres, une fois même, on est tous partis à Disney pour deux jours, on a fait la fête comme jamais. Quand je suis tombée enceinte du premier, j’ai vite du arrêter, j’avais un hématome à l’intérieur, il y avait un risque pour le bébé, on m’a mise en arrêt. Je n’y suis jamais retournée. J’avais pas le courage de laisser mon petit, et puis j’étais fatiguée, je n’avais pas envie. Le deuxième est arrivé un an après, et avec la grossesse, le congés maternité, l’allaitement, l’autre qui grandissait, on en a jamais vraiment reparlé. Au départ, j’allais voir les anciens collègues de temps en temps, pour leur montrer les enfants, et puis au bout d’un moment, je me suis rendue compte qu’ils partaient tous, que je ne connaissais plus vraiment l’équipe, ca m’a mis une claque, je n’y suis plus retournée. Je leur parle encore au téléphone de temps en temps, on s’envoie des photos sur Facebook, on se reverra surement.

La voisine n’y est pas, sur Facebook, justement, j’ai cherché. Tout le monde y est pourtant, même ma mère, elle dit que ca lui permet de regarder les photos de ses petits enfants. Mon frère vit à Brest maintenant, c’est vrai que ca fait loin pour le week-end, alors c’est pratique. Quand j’entre le nom de la voisine sur Google, il n’y a pas grand chose non plus, juste un lien vers la page de son entreprise, elle est visiteuse médicale pour un laboratoire, il y a même sa photo, elle avait les cheveux auburns à l’époque, elle a beaucoup changé. Ca doit faire plus de quinze ans qu’elle fait le même métier, la photo doit dater de ses débuts, elle a l’air aimable, ses traits sont lisses, reposés, elle sourit même un peu, comme si elle avait peur de montrer ses dents, comme si elle se contenait. Elle ne se ressemble plus tellement. Parfois je ne me reconnais plus non plus, c’est les grossesses peut-être, j’ai changé, mon visage me semble plus plat, mon ventre est distendu, mes seins sont tombés. Mon mari me dit qu’on pourrait faire une carte de France sur mon abdomen, tellement j’ai de vergetures, ca le fait rire. Je ne sais pas comment je ferai pour le troisième, peut-être que je demanderai à ce qu’on me refasse le ventre juste après.

Quand on est arrivés dans cette maison, j’ai eu du mal à m’habituer au quartier. J’ai grandi à la campagne, je n’avais jamais fait attention aux problèmes des gens de la ville. Chez moi les poubelles passaient une fois par semaine, on ne pouvait pas se tromper. Ici, il y a un calendrier, pour les petits et les gros objets, pour le verre, pour le recyclé, pour le papier, pour les poubelles d’ordures ménagères, on a trois poubelles et on passe notre vie à consulter la liste des objets autorisés. Chaque premier mardi du mois, pour les encombrants, la voisine s’en donne à coeur joie. On dirait qu’elle vide sa maison, de la cave au plafond. Des valises défoncées, des meubles en pins, des commodes, un frigo, des vieilles lampes cassées, il y en a pour tous les goûts sur son bout de trottoir. Elle sort tout ca avec des gants de jardins, comme si c’était sale ou pourri, mais souvent je vois des gens qui viennent fouiller et qui repartent avec des planches ou des objets entiers. Je me dis qu’elle doit en avoir assez de l’intérieur décoré par ses parents, elle a raison, il faut évoluer. Je me demande quand elle va se décider à remplacer tout ce mobilier, à force de jeter, elle doit avoir de l’écho dans sa salle à manger. J’aimerai bien tout changer chez moi aussi, mais on est encore à crédit sur le canapé et le buffet, ca attendra un peu, le temps d’amortir les mensualités.

Ce qui m’étonne le plus, c’est que personne ne vient jamais la visiter. Jamais une voiture supplémentaire dans son allée. Jamais de bruits de rires, de musique, de groupes qui arrivent à l’heure du diner. Cet hiver, la trace unique de ses pas s’est incrustée dans la neige, je ne voyais plus que ca. Même le facteur ne montait plus chez elle, à cause du verglas. Juste ses pas, qu’elle retraçait chaque matin et chaque soir à l’identique, creusant un peu plus l’empreinte, sans jamais sortir de la trace. J’avais peur pour elle, j’avais presque envie de pleurer, je pensais à elle, toute seule la nuit, peut-être malade ou prise d’un malaise, sans personne pour la secourir. Pendant les tempêtes, ca m’empêche presque de dormir, je lutte contre moi même pour ne pas rester toute la nuit collée à la fenêtre, en attendant un signe de vie, une lumière qui s’allume ou un volet qui se lève. Je ne suis rassurée qu’au matin, quand je la vois sortir sur son perron. Mon mari me dit que j’en fais une obsession.

6 réflexions sur « La voisine – Partie 1 /3 »

  1. Vivement la suite, merci pour cette lecture du matin devant un bon thé et du pain tout chaud. Florence de Binic

  2. super texte qui dépeint avec une justesse étonnante la vie de certaines desperates housewifes. J’ai hâte de connaitre la suite (S01-02)

  3. I was happy to read your post on DariaMarx » La voisine – Partie 1 /3.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *