Couchés dans le foin

Je passe souvent mes nuits avec Charles Aznavour. Il rentre vers 2h du mat’ auréolé de sueur d’avoir chanté trop fort, mais il ne file pas se coucher, oh non. On danse, Charles et moi, en ombres chinoises contre mon mur blanc, on danse et on se regarde, nos pieds battent la chamade sur le parquet de ma chambre, j’ai mis ma plus jolie jupe, celle qui tourne, mes souliers sont vernis et font tap tap dès que je marche, il porte à sa veste une pochette un peu désuète assortie à la couleur de mes yeux, et nous tournons des heures. Il n’est pas vieux mon Charles, et quand il me regarde, j’aime les lignes qui soulignent ses yeux tristes, j’aime ses mains tachetées sur les miennes quand il me fait valser, il sent l’eau de cologne et les cigarettes blondes, un trait de whisky peut-être sur son haleine. Je bats des cils, je roucoule contre son son épaule amidonnée, et ma tête s’abandonne parfois quelques secondes de trop sur son épaule, le temps d’un d’un temps plus lent, le temps d’un pas plus langoureux, il murmure les paroles que je connais déjà par coeur, et c’est tout son orchestre qui gronde dans sa poitrine, je sens les cuivres dans mes jambes, je chancelle, il me relève. Il allume ma cigarette d’une main, replaçant sans y penser une mèche sur mon oreille.

Je le chasse parfois pour d’autres amants, de grands Jacques ou une petite dame en noir, ils arrivent tous me prendre par la main dans mes nuits les plus longues, dans mes heures les plus dures, je n’ai pas besoin de sortir de ma couette pour les accueillir, mes amis imaginaires. Ils sont les plus fidèles compagnons, les plus rassurants, les plus justes, ils connaissent tout de mes idées noires, et au fil de leurs voix, ils me réconfortent, ils me font pleurer, ils saisissent ma poitrine, bien serrée dans leurs gorges, ils sont là, sans prendre de place, sans demander rien en retour que le droit de me hurler que tout est universel, qu’il n’y a pas d’amour heureux ou de Marieke qu’on ne puisse conquérir. Assis sur le coin de mon lit, ils chantent juste pour moi, pour ma joie ou pour ma peine, comme une mère une berceuse, comme une bonne fée veille sur un couffin, je suis enveloppée de leurs mots, si beaux, si clairs, si simples, qu’il me semble que je pourrais jamais rien dire de mieux qu’eux. Que tout est dit là, dans ces centaines de chansons, que tout est là de nos tourments à tous, de nos âmes, qu’il y a toujours une chanson pour coller à ton envie, à ton désir ou à tes larmes. Bien sur tout cela est souvent léger, les petits accidents, les petites histoires, mais ce sont bien ces minuscules bribes de minuscules histoires accumulées qui font nos vies, pourquoi toujours vouloir se définir par les grandes lignes, pourquoi ne pas s’attarder sur nos plus petites victoires, pourquoi ne pas nous laisser porter.

Si je t’ai blessé, si j’ai noirci ton passé, viens pleurer au creux de mon épaule. Viens tout contre moi, et si je fus maladroit, je t’en prie, chérie pardonne moi. Voilà. Il ne m’en faut pas plus pour me consoler. Il n’en faut pas plus pour me sentir mieux. Je ne sais pas si c’est la voix, le texte, ou le piano, ou la concordance des temps géniale. Car si tu partais, si mon bonheur se brisait, mon amour, combien je souffrirai. Ce ne sont pas les Beatles de ma mère, ou le Gainsbourg de mon père, qui viennent veiller sur mon sommeil, ce sont mes idoles à moi, mes souvenirs fantasmés, mes rêveries sur leurs paroles, qui m’embrassent et ne m’abandonnent jamais. Je les sors, précieux, de leurs écrins, pour les animer en noir et blanc, je monte un film naïf dont je suis l’héroïne, dont je choisis la musique, une comédie musicale parfaite, mon Broadway, mon Mogador. Et quand je les ai fait danser, quand ils ont tout donné au pied de mon lit, quand ils sont exangues d’avoir trop poussé la voix, ils me laissent m’endormir et se retirent sur la pointe des pieds. Ils disparaissent, jusqu’à la prochaine fois, la prochaine nuit, la prochaine insomnie. Et je me réveille, comme dans un rêve.

4 réflexions sur « Couchés dans le foin »

  1. J’ai découvert ton blog il y a peu,et vraiment,j’aime toute la force mais aussi la fragilité qui s’en dégagent,toute la poésie et la beauté mais aussi l’horreur et la tristesse des choses que tu racontes. Je repasserai certainement.

  2.  » Si je t’ai blessé, si j’ai noirci ton passé, viens pleurer au creux de mon épaule. Viens tout contre moi, et si je fus maladroit, je t’en prie, chérie pardonne moi. « 

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